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Jérôme Bonnafont: "La diplomatie, c'est l'anti-catastrophisme"

L'invité de La Matinale (vidéo) - Jérôme Bonnafont, ambassadeur de la France à l’ONU
L'invité de La Matinale (vidéo) - Jérôme Bonnafont, ambassadeur de la France à l’ONU / L'invité-e de La Matinale (en vidéo) / 11 min. / le 12 octobre 2022
Invité de La Matinale de la RTS mercredi, l'ambassadeur de France auprès des Nations unies à Genève Jérôme Bonnafont est revenu sur le rôle et l'utilité des diplomates en des temps assourdis par le bruit de la guerre. "Quand on est diplomate, on ne se résigne pas à la catastrophe, on ne se résigne pas au pire", a-t-il plaidé.

"Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours voulu faire ce métier-là", confesse d'entrée au micro de la RTS Jérôme Bonnafont. Un métier qu'il décrit "nimbé de mystères, source d'admiration et de railleries" et où, dit-il souvent, il faut être "conformiste et fêlé".

Entré en diplomatie en 1986, il a promené son noeud de cravate en Inde, au Koweit ou encore en Espagne et oeuvre depuis septembre 2021 pour la France auprès de l'ONU. Moins de six mois après son entrée en fonction, la Russie a commencé à déverser un tapis de bombes sur l'Ukraine, au moment même où l'ONU, précisément, lançait des appels désespérés à la désescalade.

Diplomate, pour quoi faire?

Comment défendre, dans un tel contexte, la crédibilité du métier? "Les diplomates sont soit le dernier rempart avant la guerre, soit les artisans d'un retour à la négociation quand le pire s'est produit", aime à rappeler Jérôme Bonnafont. Pourtant, quand toute négociation semble impossible comme aujourd'hui, ne donnent-ils pas l'impression de n'être ni l'un ni l'autre?

"Les diplomates aident les chefs d'Etat à construire ces coalitions par lesquelles la communauté des nations dit non au coup de force russe, non aux annexions, non aux bombardements et s'unit pour prendre des sanctions, réagir ensemble contre ce qui ébranle l'ordre international", a plaidé mercredi dans La Matinale celui qui vient de publier "Diplomate, pour quoi faire?", un récit des sommets et des abysses de la profession (lire encadré).

Il cite aussi le rôle joué par les diplomates lors des négociations sur les céréales et les engrais, menées notamment à Genève, pour faire en sorte que l'Afrique ne subisse pas une crise alimentaire sévère liée à l'embargo sur le blé dont Vladimir Poutine se servait en guise de moyen de pression.

>> Lire : Kiev et Moscou ont signé un accord sur l'exportation des céréales ukrainiennes

"Et ils s'agitent en coulisses pour préparer la suite, parce qu'il y aura un moment où cette suite devra être discutée", poursuit Jérôme Bonnafont. Notamment au sommet du G20 à Bali, afin que "les chefs d'Etat (...) aient quelques pistes, quelques idées pour avancer et essayer de construire quelque chose".

Aussi longtemps qu'une des parties - celle du président Poutine - a décidé que c'était la guerre, les bombardements, cela ne laisse pas la place à une négociation

Jérôme Bonnafont, ambassadeur de France auprès des Nations Unies à Genève

Dans la phase actuelle de la guerre en Ukraine, la place laissée à la diplomatie semble cependant infime. "C'est vrai qu'aussi longtemps qu'une des parties - celle du président Poutine - a décidé que c'était la guerre, les bombardements, cela ne laisse pas la place à une négociation", concède le diplomate français. Pour lui, si c'est le rapport de force qui prédomine pour l'instant, c'est parce que la Russie ne veut pas admettre qu'elle a en face d'elle un pays qui a décidé de résister, de se battre pour son indépendance et dont la population est unie pour dire qu'elle n'acceptera pas cette façon de faire.

Jérôme Bonnafont dans la salle du Conseil des droits de l'homme de l'ONU à Genève en mai 2022. [AFP - Fabrice Coffrini]
Jérôme Bonnafont dans la salle du Conseil des droits de l'homme de l'ONU à Genève en mai 2022. [AFP - Fabrice Coffrini]

Le gouvernement décide, le diplomate applique

Jérôme Bonnafont explique aussi qu'un diplomate ne jouit pas d'une liberté d'action totale pour faire avancer les négociations, car il est soumis aux décisions prises par son gouvernement et oeuvre pour les appliquer. "La décision appartient à l'autorité politique. C'est extrêmement important dans une démocratie de toujours s'en souvenir et de respecter cette légitimité-là, car c'est celle du peuple qui s'exprime dans la décision. Le diplomate est un fonctionnaire, une personne qui doit obéir loyalement aux instructions qu'il reçoit de son gouvernement, démocratiquement élu. Il est responsable devant le peuple", insiste le représentant de la France auprès des Nations unies à Genève.

Un diplomate est dans la même situation qu'un musicien qui interprète une partition. Il y met sa liberté, son intelligence, sa conviction, mais il ne change pas les notes.

Jérôme Bonnafont

Est-ce à dire qu'un diplomate ne jouit d'aucune liberté? "Si, mais elle vient de l'application. Là, vous avez la liberté de l'interprète, si j'ose dire. Vous êtes dans la même situation qu'un musicien qui interprète une partition. Il y met sa liberté, son intelligence, sa conviction, mais il ne change pas les notes", illustre Jérôme Bonnafont.

S'asseoir à la table de ceux qui ont du sang sur les mains

En imaginant que, plus tard dans le conflit, la porte s'entrouvre à nouveau pour laisser les discussions reprendre, comment faire pour s'asseoir, la conscience tranquille, à la table de ceux qui ont du sang sur les mains? "On est un peu comme des médecins, on prend les gens tels qu'ils sont pour les amener à quelque chose de mieux", répond Jérôme Bonnafont. "La diplomatie, c'est l'anti-catastrophisme. Quand on est diplomate, on ne se résigne pas au pire. On pense qu'il est possible de reconstruire, d'éviter la tragédie, de réparer".

Il ne faut pas y aller en s'imaginant qu'on va pouvoir faire un miracle par le simple effet de son charme, de son intelligence... Il faut y aller en ayant préparé son affaire

Jérôme Bonnafont

Et le discours adopté se prépare longuement, poursuit-il. "Quand vous êtes dans une négociation de ce type, vous n'y êtes pas pour une discussion de courtoisie, mais dans un but très précis, très opérationnel: faire comprendre à la personne en face qu'il y a un intérêt pour elle à ce que les combats cessent, que la paix revienne et qu'une solution soit trouvée (...). Il ne faut pas y aller en s'imaginant qu'on va pouvoir faire un miracle par le simple effet de son charme, de son intelligence... Il faut y aller en ayant préparé son affaire de façon à savoir ce qu'on veut dire, ce qu'on va entendre, comment on va y réagir et quel va être le point de sortie qu'on va proposer, sur lequel on va travailler patiemment", conclut le diplomate français, du haut de ses 36 ans de carrière.

>> Lire aussi : Après l'invasion ukrainienne, rétablir un dialogue apaisé avec la Russie s'annonce "très compliqué"

Propos recueillis par David Berger
Adaptation web: Vincent Cherpillod

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Sergueï Lavrov, "le style rude du Russe soviétisé derrière un anglais châtié"

Le livre de Jérôme Bonnafont est parsemé de portraits, notamment celui de Serguei Lavrov, l'actuel ministre des Affaires étrangères russes. "Il a toujours eu, derrière un anglais châtié, le style rude du Russe soviétisé", écrit l'ambassadeur français à son sujet. Dès lors, peut-on vraiment faire de la diplomatie face à un tel serviteur du Kremlin?

"Quand Lavrov était à l'ONU, il représentait un nouveau chapitre de l'histoire de la Russie, qui sortait de l'Union soviétique. C'était un chapitre difficile pour lui et les Russes, parce qu'il y avait à la fois la construction d'une Russie nouvelle qui se voulait démocratique, voulait rompre avec le passé soviétique et trouver une nouvelle place dans le concert des Nations, et en même temps une Russie en grande difficulté financière qui reculait beaucoup par rapport à sa situation précédente", raconte Jérôme Bonnafont. "Il y avait toujours cette dialectique entre volonté d'affirmer un statut de grande puissance et réalité de la fragilité. Lavrov incarnait cette dialectique-là, ce mélange de modernité, de patriotisme, de volonté de construire une nouvelle place".

A l'heure actuelle, Sergueï Lavrov est ministre des Affaires étrangères d'une Russie qui a envahi l'Ukraine, s'affirme par la force et n'est pas disposée à négocier. "Mais si demain le président Poutine choisit une autre option, probablement que son ministre des Affaires étrangères suivra", pointe le diplomate.

>> Ecouter aussi le portrait de Sergueï Lavrov dressé par Tout un monde en 2017, cinq ans avant la guerre :

Donald Trump avec Sergueï Lavrov à la Maison Blanche. [Keystone - Russian Foreign Ministry via AP]Keystone - Russian Foreign Ministry via AP
Portrait du ministre russe des Affaires étrangères Sergeï Lavrov / Tout un monde / 4 min. / le 12 mai 2017

Discussion avortée sur le Xinjiang?

Le rôle des nombreuses organisations installées à Genève est essentiel aux yeux de Jérôme Bonnafont. Il décrit la Genève internationale comme "un grand Parlement du monde", où des instances de négociation politique, comme le Conseil des droits de l'Homme, permettent aux Etats membres de discuter de situations multiples. Mais la discussion y tourne parfois court, comme lors d'un vote récent où l'ouverture d'un débat sur les violations des droits de l'Homme par la Chine au Xinjiang a été refusée.

>> Lire à ce sujet : Le Conseil des droits de l'Homme de l'ONU ferme les yeux sur le Xinjiang

"Discussion il y a eu", relativise toutefois Jérôme Bonnafont. "Pendant toute la session, qui dure quand même trois semaines, ça a été l'un des sujets principaux discutés par la quarantaine d'Etats membres de ce Conseil. C'est donc qu'on a discuté du sujet, en réalité. Ensuite, il est vrai qu'il y a eu un vote, très serré", achève le diplomate.

>> Lire aussi : La Russie veut-elle en finir avec la Genève internationale?

Ministres et diplomates mis sous pression par Twitter

L'émergence de Twitter a changé en partie le visage des échanges diplomatiques. "C'est une des évolutions du monde moderne. On est obligés de réagir de plus en plus vite, alors que la diplomatie, par définition, aime prendre un peu de temps, le temps du recul, de la réflexion, d'une parole pesée", confirme Jérôme Bonnafont.

"C'est une tension compliquée, car il faut à la fois réagir comme la population et les journalistes l'attendent. Mais il faut en même temps que la parole qui va être prononcée soit juste et produise l'effet qu'on veut, et non un effet non préparé, non contrôlé".

>> Lire à ce sujet : L'art de la "Twiplomacy", la diplomatie par le tweet