"Je suis choqué. Israël ne nous a rien fourni. Rien. Zéro". Ces propos, ce sont ceux du président ukrainien Volodymyr Zelensky le mois dernier. Depuis le début du conflit, Tel Aviv a fait le choix de ne pas s'impliquer, restant dans une sorte d'équidistance entre la Russie et l'Ukraine. Si le gouvernement a bel et bien condamné l'invasion, il s'est contenté d'apporter une aide humanitaire et d'accueillir environ 15'000 réfugiés ukrainiens.
Un bilan bien trop maigre pour Kiev, qui continue à en demander beaucoup plus de la part des autorités israéliennes. Cette semaine, le gouvernement ukrainien a d'ailleurs utilisé l'épouvantail de la menace iranienne pour faire bouger les lignes.
"J'ai parlé au Premier ministre israélien et l'ai informé des souffrances indicibles, des pertes en vies humaines et des destructions causées par les missiles russes et les drones de fabrication iranienne. Nous avons discuté en détail de la demande de l'Ukraine à Israël de fournir des systèmes et des technologies de défense aérienne et antimissile", a écrit jeudi sur Twitter le ministre des Affaires étrangères ukrainien Dmytro Kuleba.
Dans un communiqué, le bureau du Premier ministre israélien Yaïr Lapid s'est lui contenté de déclarer qu'Israël avait exprimé lors de cette conversation téléphonique "sa profonde inquiétude" concernant les liens militaires entre la Russie et l'Iran.
Un jour plus tôt, le ministre de la Défense israélien Benny Gantz avait réitéré le refus de fournir des armes à l'Ukraine, notamment le fameux Dôme de Fer, un système de défense aérienne mobile extrêmement performant, produit en collaboration avec l'armée américaine.
Dans une interview accordée à MSNBC mardi, l'ex-Premier ministre et actuel chef de l'opposition Benjamin Netanyahu avait quant à lui averti "que toute arme fournie à l'Ukraine" pourrait se retrouver entre les mains de l'Iran. Mais au fond, pourquoi une telle réticence, alors qu'Israël est un partenaire privilégié de Washington et du camp occidental?
Le poids du dossier syrien
La raison principale de ce refus réside dans la situation actuelle en Syrie voisine. D'après l'establishment militaro-sécuritaire israélien, une aide apportée à l'Ukraine pourrait avoir de lourdes conséquences.
Depuis 2015, la Russie contrôle en effet une large partie de l'espace aérien syrien. Pour lutter contre des milices iraniennes implantées dans la région et autres membres du Hezbollah libanais, Israël effectue régulièrement des frappes sur la Syrie, avec l'accord tacite de Moscou. Une "hotline" spécifique existe même entre la Russie et Israël lors de ces opérations. En s'impliquant davantage dans le dossier ukrainien, le gouvernement israélien craint donc de ne plus être en mesure d'effectuer ces frappes, qu'il juge vitales, sur le territoire syrien.
Le 16 octobre dernier, quand le ministre israélien des Affaires de la diaspora Nachman Shai s'est fendu d'un tweet appelant à une aide militaire israélienne, Dimitri Medvedev, ancien président russe et proche allié de Vladimir Poutine, a d'ailleurs tout de suite réagi, en estimant qu'une telle aide "détruirait les relations entre la Russie et Israël." Le Premier ministre et le ministre de la Défense israéliens ont à leur tour rebondi, expliquant qu'une telle assistance n'était pas à l'ordre du jour.
Interrogé par la BBC, l'analyste militaire israélien Alex Fishman juge que le pays "marche sur des oeufs" avec la Russie. "Les Russes sont assis à nos frontières, dans les montagnes du Golan, en Syrie et le long des côtes méditerranéennes. Israël ne peut pas être en conflit ouvert avec les Russes", estime-t-il.
Un risque pour la communauté juive?
L'un des autres aspects qui pourrait expliquer la position prudente israélienne est l'impact que pourrait avoir une telle aide sur la communauté juive de Russie, une priorité pour Tel Aviv.
Depuis la chute de l'URSS, Israël a connu un afflux d'environ 1 million de juifs en provenance de cette région. La guerre en Ukraine a poussé à un nouvel exode des juifs de Russie. En août, ils étaient ainsi plus de 20'000 à avoir rejoint Israël.
Mais à Moscou, l'Agence juive, qui est en charge de ces migrations, a été menacée de fermeture par le ministère russe de la Justice, qui l'a accusé de ne pas respecter certaines lois sur la protection de la vie privée. Pour Alex Fishman, le risque est donc là. Si des armes sont vendues à l'Ukraine, les Russes prendront la décision de fermer l'Agence juive. Les populations juives de Russie ne pourraient alors plus bénéficier de l'assistance requise pour une arrivée en Israël.
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Une société israélienne divisée
Mais ces explications ne satisfont pas tout le monde en Israël, et plusieurs voix s'opposent à la politique actuelle. Dans une interview donnée au magazine Foreign Policy, Alon Liel, ancien directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, a affirmé qu'Israël "trahissait" ses alliés occidentaux.
"Ils veulent que les avions qui bombardent la Syrie reviennent sain et saufs. Mais lorsque vous avez une perspective beaucoup plus large de la direction que prend le monde, cette considération est complètement marginale. S'il est existentiel de frapper la Syrie, on peut le faire d'une autre manière. C'est donc une erreur israélienne, et j'espère que cela ne nous coûtera pas trop cher à l'avenir", explique-t-il.
"Nous devons voir ce que fera Yaïr Lapid s'il remporte les élections du 1er novembre. La question est controversée en Israël. La majorité de l'opinion publique soutient l'Ukraine, mais les politiciens subissent la pression de l'establishment sécuritaire", ajoute-t-il encore.
Même son de cloche du côté du journal de gauche israélien Hareetz. D'après Alon Pinkas, ex-diplomate et actuel journaliste pour le quotidien, Israël se retrouve embourbé dans un paradoxe et est atteint de "myopie".
"L'Iran aide fortement la Russie, qui utilise des armes iraniennes pour dévaster des cibles civiles et des infrastructures en Ukraine. Israël refuse d'aider l'Ukraine, revendiquant une fausse neutralité suisse pour au final s'attirer quand même la colère des Russes, mais aussi le profond ressentiment des Ukrainiens et la déception des Américains. La Russie, supposée être un partenaire d'Israël pour retirer l'Iran de Syrie, est maintenant en pleine alliance avec l'Iran, tandis qu'Israël est insensible aux demandes de l'Ukraine - un allié des Etats-Unis et de l'Otan!", décrypte-t-il.
Pour le spécialiste en politique israélienne et américaine, le gouvernement se fourvoie en pensant qu'à terme la Russie serait un allié pour désamorcer la menace iranienne et celle du Hezbollah en Syrie. Il ajoute, en citant Nachman Shai, que "l'ours russe n'est pas en colère contre la Turquie, qui fournit pourtant des drones à l'Ukraine". Et d'évoquer une "erreur stratégique" et une "dépravation morale" d'Israël, alors que "les images horribles en provenance des villes d'Ukraine" continuent à nous parvenir.
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Des armes israéliennes, avec quel impact?
Si le gouvernement israélien ne semble pas prêt à bouger pour l'instant, quel impact pourrait avoir la livraison d'armes pour l'Ukraine? Kiev souhaite surtout obtenir le dispositif du Dôme de Fer, mais également des systèmes Barak 8, un dispositif de missiles sol-air conçu pour se défendre contre tout type de menace aérienne et le nouveau "Iron Beam", un système laser de défense antimissile.
En mars, le président Volodymyr Zelensky avait fait pression sur les législateurs de la Knesset, en soulignant la qualité du matériel israélien: "Tout le monde sait que vos systèmes de défense antimissiles sont les meilleurs du monde, aidez-nous!", avait-il alors dit.
Pourtant, les avis divergent. Plusieurs analystes estiment que ces systèmes n'auraient qu'une efficacité limité en Ukraine, un pays 30 fois plus grand qu'Israël. La Russie ne se contente par ailleurs pas d'envoyer des roquettes, comme les Palestiniens de la bande de Gaza, mais utilisent également des missiles de croisière.
D'autres, comme Alon Liel, se veulent par contre beaucoup plus optimistes. "Même s'il ne s'agit que d'armes défensives, Israël peut décider du sort de cette guerre. Nos armes sont de loin plus sophistiquées que celles des Iraniens ou des Russes. Nous sommes une puissance militaire et tout le monde le sait. La guerre est à un stade tel que l'approvisionnement et les ventes massives d'Israël peuvent faire la différence", juge-t-il.
Tristan Hertig