Alors que l'Iran entame sa septième semaine de contestation, la colère ne faiblit pas. Le peuple est dans la rue pour défendre ses libertés, après la mort de Mahsa Amini, arrêtée pour "tenue inappropriée" à Téhéran et morte trois jours plus tard d'une hémorragie cérébrale. Une liberté défendue au prix fort, et malgré une répression meurtrière: mercredi, au 40ème jour après la mort de la jeune femme, les ONG recensaient plus de 250 personnes tuées lors de manifestations et plus de 1000 autres inculpées, selon les chiffres officiels des autorités - elles seraient plusieurs milliers, selon les ONG.
Le rapporteur spécial de l'ONU sur les droits de l'Homme en Iran a par ailleurs dénoncé jeudi la "brutalité" du régime iranien et réclamé la création d'un "mécanisme international" d'enquête sur la mort d'"au moins 250 personnes" depuis le début des manifestations.
Au slogan initial de "femmes, vie, liberté" se sont ajoutés, au fil de manifestations, des mots d'ordre ouvertement dirigés contre la République islamique fondée en 1979. Si les discours et les actions s'attaquent d'un côté au port du voile, et d'un autre au régime, Clément Therme, chercheur à l'Institut international d'études iraniennes Rasanah, explique qu'on ne peut pas dissocier les deux. "Le principe de liberté est opposé à l'idéologie du régime portée par l'ayatollah Ali Khamenei. À savoir, la négation de l'individualité et du droit des personnes", a-t-il affirmé au micro de la RTS.
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Une révolution sous le signe des réseaux sociaux
Mais si la révolte a pris une telle ampleur, c'est parce que les réseaux sociaux en sont des relais efficaces, et que la jeune génération, qui porte et incarne ce soulèvement, en est une utilisatrice chevronnée et virtuose.
Du côté de Twitter, tout commence le 16 septembre avec un tweet d'Amnesty International qui annonce la mort de Mahsa Amini.
La première manifestation a lieu à Saghez, ville natale de la jeune femme dans le Kurdistan iranien, au nord du pays. Les réseaux sociaux en informent immédiatement la terre entière, la contestation est suivie en temps réel, même depuis cette région excentrée et défavorisée, berceau de la minorité kurde. Les forces de l'ordre sont filmées quand elles tirent sur la foule pour disperser les manifestants, les images sont partagées et commentées.
Le 20 septembre, l'appel à la révolution se répand comme une traînée de poudre à travers le pays et un hashtag est créé: #IranRevolution, dans le sillage du hashtag déjà culminant, #MahsaAmini. Le mouvement gagne les universités et devient une fronde contre le régime, où chaque victime dans les manifestations réprimées par la police vient grossir encore l'indignation populaire.
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Fin septembre, le viol d'une adolescente de 15 ans par le chef de la police de la région Zahedan, dans
, provoque la colère de la population qui descend dans la rue, au prix d'une répression policière sanglante, et se joint au mouvement #MahsaAmini. A l'heure actuelle, cette région, fief de la minorité sunnite et laissée-pour-compte des prestations de l'Etat, comptabilise presque la moitié des décès rapportés depuis le début du soulèvement.
Entre-temps, sur Instagram, Twitter et Facebook, les images s'imposent par leur force: des centaines de vidéos montrent des manifestantes retirer leur voile en public et se filmer en train de se couper les cheveux, un geste par ailleurs devenu viral et imité en signe de solidarité par de nombreuses femmes, célèbres ou non, dans le monde et aussi en Suisse.
Les jeunes hommes ne sont pas en reste, en nombre aux côtés des femmes dans les manifestations, partageant les mêmes slogans, les même aspirations à la liberté, les mêmes colères, la même détermination face aux dangers encourus dans leurs actes de résistance. Des stars de cinéma, de la musique ou du sport ont également adhéré publiquement à la protestation, une situation inédite.
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"Cette révolte est très différente de toutes les autres révoltes qu'on a pu voir en Iran", observe l'Iranien Mazyar Josefi, conseiller communal à Epalinges (VD). "Les jeunes se soulèvent de manière massive. C'est la génération née dans les années 2000, qui n'a plus cette peur du rideau de fer que la police iranienne a réussi à créer dans le coeur des plus âgés", analyse-t-il dans l'émission Forum de la RTS.
Mais la révolte ne se cantonne pas aux "millennials", et traverse toutes les générations. "La question du port obligatoire du voile touche les jeunes comme les seniors", note Clément Therme. Elle s'entremêle intimement avec une révolte des minorités de manière plus large - Kurdes, Sunnites, Baloutches, Bahaïs - qui revendiquent le droit à l'autodétermination et à une égalité de traitement avec la majorité chiite.
Le changement devient visible politiquement et le régime n'arrive plus à manipuler les médias et le récit produit en Occident.
Les manifestations actuelles, à l'écho mondialisé et aux revendications frontales, mettent en échec la propagande du régime. "La nouveauté, c'est que le changement devient visible politiquement et que le régime n'arrive plus à manipuler les médias et le récit produit en Occident", observe Clément Therme. Fariba Hachtroudi, journaliste et auteure iranienne résidant à Paris, abonde. "Gouverner, c'est faire croire, disait Machiavel. Or, le régime ne peut plus faire croire à rien", souligne-t-elle au micro de la RTS.
La fronde spontanée devient une fronde organisée avec un seul objectif: renverser le régime. Du jamais vu. "On a vu à quel point les réseaux sociaux étaient capables de canaliser les contestations des jeunes, leur donner des conseils, organiser", décrit au micro d'Europe1 Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris. "On est en face d'une nouvelle génération des mouvements sociaux." Une génération désormais capable de tenir tête à la propagande gouvernementale grâce à la puissance des réseaux sociaux.
L'accès à internet restreint
Depuis le début des manifestations, les connexions internet sont pourtant ralenties et les autorités ont rapidement bloqué l'accès à Instagram et WhatsApp. Cette mesure a été prise contre "des actions menées par des contre-révolutionnaires contre la sécurité nationale via ces réseaux sociaux", expliquait l'agence de presse Fars.
Instagram et WhatsApp étaient les applications les plus utilisées en Iran depuis le blocage des plateformes comme Youtube, Facebook, Telegram, Twitter et Tiktok ces derniers années. L'accès à internet est en outre largement filtré ou restreint par les autorités.
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Si les images continuent de circuler malgré le blocus d’internet, c’est que les Iraniens et Iraniennes ont appris leur leçon. Le réseau n’est pas bloqué dans son intégralité, afin de permettre à l’économie déjà chancelante de continuer de fonctionner tant bien que mal. Pour contourner le blocus, les gens font usage de VPN ou de téléphones enregistrés dans des pays voisins en utilisant le roaming de ces numéros étrangers, qui ne sont pas bloqués. Le réseau n’est également pas coupé partout et tout le temps: avec de la patience, on peut donc télécharger images et vidéos. Le téléphone et les mails fonctionnent aussi.
Depuis l'instauration de la République islamique en 1979, l'Iran a connu de nombreux épisodes de contestations et de soulèvements. Lors des émeutes de 2019, dernières en date, la répression avait fait au moins 1500 morts. Les soulèvements actuels, relayés de manière systématique à l'international, peuvent-ils faire le poids face au pouvoir des Gardiens de la révolution?
"Quand on regarde l'histoire de l'Iran, on voit qu'il a fallu la rencontre de deux mouvements (pour renverser le régime, ndlr.) - un soulèvement populaire et une fracture importante du régime", commente Mazyar Yosefi. Aujourd'hui, le pouvoir iranien semble toujours faire bloc derrière l'ayatollah Khamenei et le président Ebrahim Raïssi, qui désignent les manifestants comme "les ennemis de l'Iran" qui cherchent à diviser la nation "par la violence et la terreur".
Vendredi toutefois, le journal britannique Express révélait une vague de "panique" au sein de la classe dirigeante iranienne, soigneusement dissimulée par les autorités. Selon le quotidien, les autorités iraniennes rechercheraient des "passeports canadiens, suisses et britanniques" pour leurs familles - à noter que l'obtention de tels sésames est impossible pour de simples citoyens iraniens. Cinq vols par jour quittent déjà le pays pour permettre aux proches de ces dirigeants de s'éloigner de l'Iran, affirme encore l'Express.
Katharina Kubicek