L'Allemagne fait pression sur Berne pour pouvoir exporter des munitions suisses vers l'Ukraine
Après un premier refus au mois d'avril, l'Allemagne a à nouveau demandé, par la voix de sa ministre de la Défense Christine Lambrecht, de pouvoir réexporter vers l'Ukraine plus de 12'000 obus suisses de 35 millimètres pour leurs chars antiaériens Guepard.
Révélée par le Tages-Anzeiger, cette nouvelle requête n'a pas encore reçu de réponse. En Suisse, elle divise la classe politique. Certains plaident pour un assouplissement des règles alors que d'autres y verraient une violation manifeste de la neutralité helvétique.
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Côté allemand, en revanche, on semble avoir de moins en moins de compréhension pour la position suisse. Dans sa demande, Christine Lambrecht a expliqué que ces munitions n'auraient qu'une portée défensive et qu'elles permettraient aux Ukrainiens de se prémunir des bombardement russes lors d'exportations de céréales en mer Noire.
D'autres politiciens du Bundestag se sont exprimés de manière plus radicale, allant jusqu'à menacer la Suisse de ne plus se fournir auprès d'elle à l'avenir.
"Pas un fournisseur fiable"
Interviewé samedi dans le Tages-Anzeiger, le parlementaire allemand de la CDU Roderich Kiesewetter, colonel de la Bundeswehr mais également membre de la commission des Affaires étrangères, a estimé que "tout pays qui ne fournissait pas d'aide dans ce domaine" ne pouvait plus être considéré "comme un partenaire fiable".
Quiconque se dérobe dans cette situation doit accepter l'accusation de ne pas avoir fourni d'assistance
"Quiconque se dérobe dans cette situation doit accepter l'accusation de ne pas avoir fourni d'assistance", a-t-il encore ajouté lundi dans le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung, expliquant par ailleurs qu'il soutiendrait la fin des achats d'armes à la Suisse.
"Avec tout le respect que je dois à la neutralité helvétique, la Suisse ne peut et ne doit pas supporter de voir un peuple se faire anéantir", a renchéri sa collègue de parti Serap Güler, également membre de la Commission.
Sur Twitter, Marcus Faber, chef de la Commission de défense du Parlement et membre du Parti libéral-démocrate (FDP), a expliqué très clairement que la situation n'était d'après lui plus tenable. "Quiconque ne livre pas de munitions pour la défense nationale d'un Etat attaqué ne peut plus non plus être un fournisseur fiable de munitions pour nous", a-t-il estimé.
Une arme efficace face aux drones iraniens
Depuis le début de la guerre, 30 chars antiaériens allemands Guepard ont été livrés à l'Ukraine. Vieillissant, ce système de défense anti-aérienne avait été retiré de l'armée allemande à la fin des années 2000.
La livraison ou non de munitions suisses ne devrait donc pas changer fondamentalement le cours de la guerre, mais le Guepard s'est apparemment montré très efficace face à une menace bien précise, les drones kamikazes iraniens.
Dans un article du Bild, un soldat ukrainien l'explique en ces termes: "les drones iraniens sont très faciles à abattre lorsque nous sommes à portée. Le radar de recherche du Guepard peut très bien les localiser et ensuite les obus incendiaires explosifs n'en font qu'une bouchée".
L'armée ukrainienne souhaiterait donc rapidement être livrée à nouveau, pour faire face à ces drones qui ont fait de lourds dégâts dans les villes du pays cet automne. Berlin met donc la pression sur Berne, mais elle a également essuyé le refus du Brésil. Le plus grand pays latino-américain, qui tient à sa position de non-aligné et a également refusé des sanctions à l'encontre de Moscou, fabrique en effet aussi des munitions adaptées aux canons des chars Guepard. Mais là aussi, la réexportation allemande vers l'Ukraine a été bloquée par Brasilia.
Une Allemagne aussi montrée du doigt
L'Allemagne semble donc s'impatienter avec la Suisse, mais la République fédérale est également critiquée en Europe. Si le pays est désormais le troisième plus grand fournisseur d'armes à l'Ukraine, derrière les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, il a longtemps été accusé d'avoir une position attentiste, voire complaisante face à la Russie.
A Washington, mais aussi en Europe de l'Est, on s'est étonné depuis des années de voir Berlin commercer comme si de rien n'était avec le Kremlin, notamment via le projet Nord Stream II. Devenue très dépendante au gaz russe, l'Allemagne devrait d'ailleurs continuer à en faire les frais cet hiver.
L'aide apportée à l'Ukraine, bien que conséquente désormais, semble par ailleurs avoir été décidée au coup par coup, et souvent sous la pression, qu'elle soit nationale ou internationale. La Pologne a par exemple fait remarquer à plusieurs reprises une certaine "mollesse" de Berlin.
Compte tenu de la tradition pacifiste du pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'évolution de l'Allemagne en quelques mois seulement a toutefois été impressionnante. Mais pour de nombreux alliés occidentaux, le pays craint encore l'escalade en n'acceptant pas sa position de leader en Europe. Enfin, la visite du chancelier allemand Olaf Scholz à Pékin cette semaine fait dire à de nombreux observateurs que l'Allemagne n'a pas retenu sa leçon: la dépendance économique aux Etats autoritaires est préjudiciable.
Tristan Hertig