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Siège de Bakhmout, un coup de poker d'Evgueni Prigojine?

La ville de Bakhmut avec Evegueni Prigojine en médaillon. [Reuters/Keystone]
La ville de Bakhmut avec Evegueni Prigojine en médaillon. - [Reuters/Keystone]
En Ukraine, la région de Bakhmout (est) est sans doute la seule où les Russes ne sont actuellement pas mis sur la défensive. A la manoeuvre, les troupes de mercenaires du groupe Wagner, propriété de l'oligarque Evegueni Prigojine. Pourtant, pour de nombreux experts militaires, l'acharnement russe sur cette ville n'a plus de logique stratégique.

L'été dernier, les conquêtes brutales s'enchaînaient pour la Russie dans la région du Donbass (est). En juin, les prises de Severodonetsk et de Lyssytchansk, villes de l'oblast de Lougansk pilonnées de manière incessante par l'artillerie, laissaient présager le pire pour les cités de Sloviansk et de Kramatorsk, dans l'oblast voisin de Donetsk.

Depuis, le rouleau compresseur russe a non seulement été stoppé par les forces ukrainiennes, mais il a dû faire face à des contre-offensives multiples. Sur le front sud, Kiev a regagné un terrain considérable et se rapproche jour après jour de la cité stratégique de Kherson. Dans l'est, des positions ont été reprises dès le mois de septembre dans l'oblast de Kharkiv, notamment les petites villes de Balakliia, Chevtchenkove, puis les centres plus significatifs de Koupiansk et d'Izioum.

Un baroud d'honneur à Bakhmout?

Repoussés dans les cordes, toujours incapables d'avoir la maîtrise du ciel, les forces russes se retrouvent essentiellement dans des positions défensives avant le début de l'hiver. Seuls l'artillerie et les missiles leur permettent encore d'infliger des pertes conséquentes à l'Ukraine.

Au sud de Sloviansk et de Kramatorsk, une exception néanmoins. La bataille de Bakhmout, où l'infanterie russe, essentiellement le groupe Wagner, est à pied d'oeuvre.

Au début de l'été, Bakhmout était censée être la prochaine ville conquise par les Russes, après Severodonetsk et Lyssytchansk, avant des offensives sur Kramatorsk et Sloviansk. [Google Map - RTS]
Au début de l'été, Bakhmout était censée être la prochaine ville conquise par les Russes, après Severodonetsk et Lyssytchansk, avant des offensives sur Kramatorsk et Sloviansk. [Google Map - RTS]

Une bataille violente, sans concession, où soldats ukrainiens et services de renseignement occidentaux estiment que Moscou utilise des prisonniers russes comme "chair à canon", afin d'entamer les munitions ukrainiennes, avant l'envoi de mercenaires plus aguerris.

Au mois de septembre, une vidéo montrant Evegueni Prigojine dans un camp de prisonniers russes avait émergé sur les réseaux sociaux. "Personne ne retourne derrière les barreaux. Si vous servez pendant 6 mois, vous êtes libres. Si vous arrivez en Ukraine et vous dites finalement que ce n'est pas pour vous, on vous exécute", pouvait-on notamment alors l'entendre dire.

Peuplée d'un peu plus de 70'000 habitants avant l'offensive, la cité de Bakhmout s'est vidée. Selon les dernières estimations, il ne resterait plus qu'une dizaine de milliers de civils, terrés dans des caves et autres abris de fortune, sans accès direct à l'eau ou à l'électricité.

Des civils de Bakhmout sortent de leurs abris pour collecter une aide alimentaire, devant un bâtiment complètement détruit, le 30 octobre 2022. [reuters - Clodagh Kilcoyne]
Des civils de Bakhmout sortent de leurs abris pour collecter une aide alimentaire, devant un bâtiment complètement détruit, le 30 octobre 2022. [reuters - Clodagh Kilcoyne]

Depuis des semaines, les bombardements russes résonnent jour et nuit dans la ville mais les avancées sont extrêmement lentes pour les Russes. "De toutes les batailles de l'est, la plus difficile est ici", a encore dit la semaine dernière le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Mais les experts se demandent à quoi peut servir une telle débauche d'énergie pour Moscou.

En effet, depuis la retraite désordonnée d'Izioum, située plus au nord, la bataille de Bakhmout ne semble plus pouvoir faire partie d'une opération militaire coordonnée.

"La saisie russe de Bakhmout, qui est encore loin d'être évidente, ne soutiendrait plus un effort plus important pour atteindre les objectifs initiaux de la campagne", estime-t-on ainsi dans une note du groupe de réflexion américain Institute for the Study of War (ISW), spécialisé dans les questions de défense.

En d'autres termes, une prise de Bakhmout pourrait à nouveau ouvrir la porte vers les villes de Sloviansk et de Kramatorsk, mais les forces russes seraient alors insuffisantes pour aller plus loin. L'acharnement pourrait alors avoir un objectif plus personnel, pour Evegueni Prigojine.

Un "cuisinier" de plus en plus influent

Evgueni Viktorovitch Prigojine était décrit avant la guerre comme l'un des proches oligarques du président russe. Celui qu'on surnommait alors "le cuisinier de Poutine", référence à sa société de restauration, qui fournit les institutions étatiques russes, a avoué au mois de septembre 2022 être le fondateur du groupe paramilitaire Wagner, actif depuis 2014 déjà en Ukraine.

Depuis plusieurs mois, ce dernier se montre passablement critique sur les performances de l'armée russe sur sa chaîne Telegram. Des responsables du renseignement américain ont même déclaré sous couvert d'anonymat à la chaîne CNN que le chef de l'organisation paramilitaire aurait directement confronté Poutine à ce sujet lors d'une réunion en tête-à-tête. Une information très rapidement démentie par le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov: "Le président Poutine tient régulièrement des réunions sur l'opération militaire spéciale et tous les participants expriment des points de vue différents, dans une optique constructive", a-t-il expliqué.

Sergueï Choïgou, photographié à Moscou le 23 août 2021. [Reuters - Ramil Sitdikov]
Sergueï Choïgou, photographié à Moscou le 23 août 2021. [Reuters - Ramil Sitdikov]

Des informations qui ne peuvent donc être corroborées dans l'immédiat. Pourtant, pour les services de renseignement américains et divers experts, la brouille apparaît évidente. Evgueni Prigojine en aurait surtout après le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou.

"Evgueni Prigojine voit une opportunité de monter en grade", déclare de son côté Michael Kofman, directeur des études russes au CNA, un institut de recherches américain. "Il cherche à embarrasser Choïgou, dans l'espoir de progresser lui-même", ajoute-t-il.

Pour de nombreux observateurs, qu'ils soient des services de renseignement ou du monde académique, l'oligarque chercherait donc à travers une victoire militaire à s'attirer de nouvelles faveurs à Moscou, avec à la clef des contrats étatiques supplémentaires ou même une place au sein du gouvernement.

La bataille acharnée de Bakhmout, extrêmement coûteuse en hommes, serait donc avant tout le fruit de luttes intestines dans les cercles de pouvoir du Kremlin.

Tristan Hertig

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