"Nous voyons que malgré le fait que beaucoup de personnes en Russie ne sont pas d'accord, que beaucoup protestent, des massacres ont lieu, des destructions ont lieu", explique Elena Zhemkova, interrogée sur la situation en Russie. "La guerre continue. Il est terrifiant de réaliser que je suis citoyenne d'un pays qui n'a pas pu arrêter cela."
"Retour du modèle stalinien"
La question de savoir si la Russie revient à un système autoritaire de type soviétique a souvent été posée dans la presse ou par des commentateurs. Pour Elena Zhemkova, "il ne s'agit pas d'un retour à l'Union soviétique, il s'agit d'un retour à un mythe sur l'Union soviétique. Le pouvoir essaie de faire revivre aux gens la victoire, la belle vie présumée, et c'est ça qui est triste. Et il y a beaucoup de personnes qui sont prêtes à accepter cette belle image".
Cependant, elle développe aussi que "cette image, d'après le pouvoir russe, est menacée", ce qui amène le Kremlin à considérer "tous ceux qui menacent cette image comme des ennemis à combattre". Ainsi, "on se retrouve à nouveau dans cette situation où le pays est entouré par des ennemis, et où on cherche des ennemis à l'intérieur du pays. Dans ce sens-là, il s'agit en effet du retour au modèle stalinien", dénonce-t-elle.
"Tu ne dis rien contre qui?"
Elena Zhemkova avertit aussi sur la logique insidieuse de la privation de liberté d'expression: "Toute personne qui a un avis indépendant est en danger, surtout les personnes contre la guerre. (...) Malheureusement, en Russie, on a franchi un nouveau seuil: il s'agit non seulement des personnes qui sont contre la guerre, mais aussi de ceux qui ne disent rien."
Pour l'illustrer, elle rappelle ainsi un énoncé caractéristique de la période soviétique et passé à la postérité en Russie: "tu ne dis rien contre qui?", une interrogation dénotant que le silence - ou la neutralité qu'il exprime - est insuffisant, suspect, voire séditieux en régime autoritaire. "C'est ça la prochaine étape", lance la militante des droits humains. "D'abord le pouvoir essaie d'éliminer ceux qui sont contre lui. Puis le pouvoir essaie d'éliminer ceux qui ne disent rien."
Elena Zhemkova poursuit: "Le plus important que vous puissiez faire pour nous, c'est de combattre pour vos valeurs. Ne reculez pas. Vous devez vous souvenir toujours que la force de la démocratie et du droit, ce sont vos valeurs, mais ce sont nos valeurs aussi. Et dans ce sens, vous luttez aussi pour nous", conclut-elle.
>> Voir l'interview intégrale d'Elena Zhemkova:
Propos recueillis par Philippe Revaz
Adaptation web: Julien Furrer
L'ONG Memorial
Il y a le combat contre l'oppression politique des régimes autoritaires et la défense des victimes, puis la symbolique. Délivrer le prix Nobel de la paix à l'ONG Memorial, dissoute il y a un an par le régime de Moscou, c'est aussi protester contre l'invasion de l'Ukraine et le Kremlin qui depuis des années muselle l'opposition et la presse.
La lutte de l'ONG Memorial a démarré à la fin des années 70, en pleine course à l'armement nucléaire. Son fondateur, Andrei Sakharov, père de la bombe H, physicien, est un repenti qui s'est transformé en un infatigable défenseur des droits de l'Homme, dénonçant les goulags, la guerre menée en Afghanistan et en Tchétchénie.
Memorial est un héritage pour les générations futures en Russie et dans le monde entier. Elle produit un véritable travail de mémoire en faveur des victimes d'hier et d'aujourd'hui. Interdite en Russie, l'ONG poursuit sa dissidence dans d'autres pays d'Europe. Elle est encore aujourd'hui la voix de ceux que le Kremlin menace et veut faire taire par la force, l'espoir que cette résistance ne doit pas mourir.