Pas de fan zone à Genève, ni à Lausanne. Tout comme à Paris, Berlin ou Bruxelles. Le plus grand rendez-vous du football sera moins festif que d'habitude dans de nombreuses villes européennes. Les autorités ou les organisateurs ont préféré faire l'impasse sur cette 22e Coupe du monde de football, organisée pour la première fois par un pays arabe, le Qatar. Les controverses s'accumulent alors que la compétition s'ouvre dans quelques jours, le 20 novembre.
Les critiques sont particulièrement virulentes sur les conditions de travail des dizaines de milliers d'ouvriers, venus d’Asie ou d’Afrique, pour bâtir les stades ou les hôtels qui accueilleront les fans. Des ouvriers souvent mal payés, soumis à des semaines de travail sans congés, exténués par la chaleur. Plus de 34'000 plaintes ont été déposées entre octobre 2021 et octobre 2022.
Morts sur les chantiers
Selon le Guardian, 6750 travailleurs migrants seraient morts depuis l'attribution de la Coupe au Qatar, en 2010. Les autorités qataries, elles, parlent de 37 morts, dont seulement 3 sur les chantiers. L’Organisation internationale du travail (OIT), qui a pu analyser les données officielles faisant surtout état de morts naturelles, cite le chiffre de 50 à 66 morts accidentelles pour l’année 2020.
Sous la pression des ONG, le Qatar a pris des mesures, avec un salaire minimum de 280 euros, ou encore l'abandon partiel de la kafala, un système de parrainage des travailleurs migrants très critiqué et qui a conduit à de nombreux abus, comme la confiscation de passeports par des employeurs.
"L'organisation de la Coupe du monde au Qatar a permis de jeter une lumière plus crue sur le sort des travailleurs immigrés dans ce pays", souligne Pascal Boniface, directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), invité de Géopolitis. "C'est ce qui a forcé le Qatar à bouger. Lorsqu'il a demandé à organiser la Coupe du monde, le Qatar n'avait certainement pas prévu qu'il y aurait des aspects positifs - être un point sur la carte et exister aux yeux du monde - et des aspects plus négatifs pour lui en mettant un peu en cause des éléments moins reluisants."
Le Mondial au Qatar est aussi pointé du doigt pour son bilan environnemental, avec ses stades climatisés. Faute de place dans les hôtels de ce petit pays de presque de 3 millions d'habitants, certains fans de foot devront faire des allers-retours par avion depuis les pays voisins.
Le Qatar pointé du doigt
Dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, l'équipe australienne a été la première formation qualifiée à condamner ouvertement le Qatar. Les joueurs affichent notamment leur soutien aux droits des personnes LGBT, alors que l’homosexualité reste passible de 7 ans de prison au Qatar. "Il existe des valeurs universelles qui devraient définir le football. Des valeurs telles que le respect, la dignité, la confiance et le courage. Lorsque nous représentons notre nation, nous aspirons à incarner ces valeurs", affirment les joueurs australiens.
Des critiques qui irritent le Qatar. Cheikh Tamim ben Hamad Al-Thani, l'émir du Qatar, dénonce une campagne sans précédent contre son pays. "Même aujourd'hui, il y a encore des gens qui ne peuvent pas accepter l'idée qu'un pays arabe et musulman puisse organiser un événement comme la Coupe du monde", s'est-il indigné le 23 mai dernier.
C'est toujours sur le sport que porte les demandes de boycott, comme si le sport devait être la variable d'ajustement de l'indignation.
Aucun pays n'a annoncé de boycott diplomatique. Mais les tensions peuvent être vives. La ministre allemande de l’Intérieur a déclenché un incident diplomatique en jugeant préférable que des événements sportifs internationaux ne soient pas attribués à de tels Etats.
Selon Pascal Boniface, le boycott de manifestations sportives est une forme de mépris pour le sport: "C'est toujours sur le sport que porte les demandes de boycott, comme si le sport devait être la variable d'ajustement de l'indignation. On ne demande pas de cesser les relations culturelles avec ce pays et évidemment encore moins les relations économiques." Le Qatar, 6e producteur mondial de gaz naturel, est particulièrement courtisé alors que l'Europe cherche à se libérer de sa dépendance envers le gaz russe.
Soupçon de corruption
A quelques jours du coup d'envoi, un nouveau scandale éclabousse l'émirat. Selon le Sunday Times, il aurait fait espionner des journalistes d’investigation et des personnalités comme Ignazio Cassis, le président de la Confédération, ou Nathalie Goulet, une sénatrice française dénonçant le financement supposé du terrorisme par des fonds qataris.
Les questionnements sur la procédure d'attribution du Mondial au Qatar en 2010 refont aussi surface. De graves soupçons de corruption pèsent sur certains membres de la Fifa, comme vient de le montrer une enquête fouillée de la RTS.
"Le Qatar a très certainement fait des petits cadeaux pour obtenir ces voix, mais finalement comme les autres pays", estime Pascal Boniface qui souligne que s'il y a beaucoup d'accusations, il n'y a pas de preuve "vraiment irréfutable".
Plusieurs enquêtes judiciaires sont en cours autour de l'attribution du Mondial 2022 au Qatar, notamment en Suisse.
Un levier d'influence
Pour le Qatar, petit pays du Golfe, l'organisation de la Coupe du monde reste une vitrine de choix malgré les polémiques. "Le football a un caractère vraiment mondial et universel", relève Pascal Boniface. "Il est très probable que le premier contact qu'un enfant aura avec l'étranger sera un joueur de football d'un autre pays que le sien. Ces pays qui veulent exister sur la carte, qui veulent se rendre plus populaires et plus visibles, misent sur le football, par l'organisation de compétitions ou par l'achat de club, pour rayonner et se montrer aux yeux du monde entier."
La Chine aussi s'intéresse au football, après avoir organisé les JO d'été de 2008 et ceux d'hiver cette année. Pour Pascal Boniface, "quand on veut devenir la première puissance mondiale, être si loin dans les classements pour le premier sport mondial, c'est quelque chose qui gêne Xi Jinping. Il est possible que la Chine soit candidate pour organiser la Coupe du monde 2030. Elle développe les centres de formation, fait venir des stars des pays européens ou même latino-américains pour muscler son football et exister aussi sur la carte de ce sport universel."
Elsa Anghinolfi/Jean-Philippe Schaller/Mélanie Ohayon