A Kherson, libérée par l'armée ukrainienne le 11 novembre, le Musée d'art a été complètement vidé. Les soldats russes ont également emmené avec eux des animaux du zoo, parmi lesquels des ratons laveurs, des loups, des paons, un lama et un âne.
L'armée russe a chargé les plus de 13'000 oeuvres du Musée d'art sur des camions, direction la Crimée, sans les emballer, a précisé son directeur sur Facebook. Certaines oeuvres ont refait surface peu de temps après dans une galerie de Simferopol. De tels pillages ne surprennent pas l'historien polonais Krzysztof Pomian, auteur d'une histoire mondiale des musées chez Gallimard, dont le 3ème tome vient de paraître. C'est même une tradition de l'armée russe, selon le chercheur.
Trophées de guerre
"Cela remonte aux 18ème-19ème siècles, quand l'armée russe opérait régulièrement des pillages sur tous les territoires qu'elle occupait. Et c'est considéré comme des trophées de guerre, donc des signes manifestes des victoires remportées", explique-t-il dans l'émission Tout un monde.
Pour Krzysztof Pomian, les musées sont donc quasiment un champ de bataille aux yeux de l'armée russe. "Ou plutôt, des lieux dont le contenu doit être emporté en Russie, à condition qu'il ait une quelconque valeur."
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Une destruction totale des musées et leur pillage systématique est-elle à craindre? L'historien se veut optimiste: "J'espère que nos collègues ukrainiens ont eu le temps de se préparer, et d'évacuer dans des endroits sûrs les choses particulièrement importantes - mais certainement pas l'ensemble des collections, ce qui serait techniquement très difficile à faire."
Un optimisme, avoue-t-il, ébranlé par le pillage du musée de Melitopol (près de Zaporijjia, dans le sud du pays, ndlr.) qui comportait une collection importante d'objets scythes. "Cette partie de l'Ukraine est extrêmement riche sur le plan archéologique et les musées, dans la mesure où ils exposent les produits des fouilles, sont un butin convoité", regrette-t-il.
Querelle muséale et mémorielle
Le musée de Melitopol a été pillé dès le début de l'invasion russe, en février. Dans ce vol d'objets archéologiques se joue une querelle muséale d'abord. En 2014, un musée d'Amsterdam avait consacré une exposition à l'or scythe d'Ukraine et plus particulièrement à l'or retrouvé en Crimée. Le problème, c'est que la Russie a annexé la Crimée peu après. A qui rendre les oeuvres? A l'Ukraine qui les avait prêtées, ou à la Russie qui les réclamait? En 2021, un tribunal néerlandais a tranché en faveur de l'Ukraine.
La querelle est mémorielle aussi. Les Scythes ravivent l'imaginaire de la steppe primitive et sauvage, avec ses cavaliers parés d'or et féroces au combat, entre le 7ème et le 2ème siècle avant Jésus-Christ. Pour la Russie de Vladimir Poutine, ils ont le statut d'ancêtres rêvés. Ils sont aujourd'hui récupérés, quitte à piller un musée.
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Détruire la mémoire du pays
Car détruire ou piller des oeuvres d'art, c'est aussi détruire la mémoire de l'Ukraine, souligne Krzysztof Pomian, en rappelant l'histoire de son pays natal, la Pologne.
"Lorsque les Russes occupaient la Pologne ou réprimaient les insurrections polonaises avec l'expatriation vers la Russie des biens culturels polonais, il y avait là une lutte contre la mémoire. Elle est certainement présente aussi dans le cas ukrainien, d'autant plus qu'une partie de l'élite russe, dont le président Poutine, est convaincue que la nation ukrainienne n'existe pas, que c'est une pure fiction. Il n'y a donc pas de biens culturels spécifiquement ukrainiens."
La seule sanction que l'on peut imaginer serait la rupture des relations avec les musées russes.
Dans ces pillages, il est toutefois difficile de parler de crimes de guerre, cette notion juridique étant très codifiée. L'historien évoque plutôt un non-respect du droit international qui protège les oeuvres d'art.
Le Conseil international des musées, réuni récemment à Prague, réclame des sanctions. Pour Krzysztof Pomian, c'est possible, mais compliqué.
"La seule sanction que l'on peut imaginer serait la rupture des relations avec les musées russes, dans la mesure où ils sont engagés d'une manière ou d'une autre dans cette histoire", estime-t-il. Et de rappeler que le directeur du musée de l'Ermitage à St-Petersbourg Mikhaïl Piotrovski, un proche de Vladimir Poutine jusque-là plutôt respecté dans les milieux professionnels, a publié en juillet un texte dans lequel il souscrivait à tout ce qui était en train de se passer.
"En ce moment, notre pays a fait la transition vers une époque différente", affirmait Mikhaïl Piotrovsky dans ce billet intitulé "Pourquoi faut-il être aux côtés de son pays quand il fait un choix historique et accomplit un tournant". "La première période de la guerre des Scythes est arrivée à son terme. Nous avons reculé et reculé, maintenant nous ne reculons plus. Un virage a été pris. Et il est déjà clair que c'est le tournant final. Tout a commencé en 2014 en Crimée", défendait Mikhaïl Piotrovski.
Responsabilité
Le personnel des musées, ou du moins certaines figures du monde muséal, sont donc partie prenante de l'agression russe et portent leur responsabilité, souligne Krzysztof Pomian.
Pour l'historien, la restitution des oeuvres d'art après la fin de la guerre constitue également un point crucial. Mais quand, et comment? L'épilogue semble encore loin, mais l'Ukraine tient un registre très précis des oeuvres pillées et des destructions.
Sujet radio: Manuela Salvi
Adaptation web: Katharina Kubicek