"Certains torturaient pour le plaisir": les habitants de Kherson relatent leurs souffrances durant l'occupation
Après plus de huit mois d'occupation russe, la ville de Kherson, dans le sud de l'Ukraine, a été libérée. Acculés par l'armée ukrainienne, les forces russes ont reculé de l'autre côté du Dniepr, en direction de la Crimée.
L'inquiétude subsiste toutefois au sein de la population, car en arrière-fond, on entend toujours le bruit des bombes. Mais depuis une semaine, la vie reprend son souffle après plusieurs mois d'apnée. Les habitantes et habitants manquent de tout, mais ils sont libres.
Tout ce qui a un toit est détruit autour de Kherson
Il est pour l’heure très difficile de pénétrer dans Kherson. L’accès y est encore limité et les soldats ukrainiens contrôlent les allées et venues. Les journalistes doivent prendre place dans des tours organisés par les autorités, dans des bus et avec des attachés de presse, sans liberté de mouvement. D'autres reporters ont toutefois choisi de s'y rendre via des chemins détournés.
Les autorités ukrainiennes expliquent qu'elles agissent ainsi pour des raisons de sécurité: le long des routes, des quantités de mines jonchent le sol et les travaux de déminage ne font que commencer. On craint aussi que des soldats russes en civil se cachent encore en ville.
La route qui relie Kherson au reste de l'Ukraine traverse ce qui était un champ de bataille il y a encore quelques jours. Il faut parcourir 60 kilomètres à travers des champs à perte de vue, qui permettent de constater la violence des combats. La ligne de train va elle rouvrir ce vendredi.
Dans les villages situés autour de la ville, toutes les maisons sont détruites: des bâtisses agricoles aux stations service, tout ce qui comptait un toit est en ruines. Les ponts aussi évidemment, tout comme l'aéroport international. Sur la route, on ne croise que des militaires, quelques humanitaires et des ambulances.
Eau, électricité, essence, les habitants manquent de tout
La ville elle-même de Kherson a plutôt été épargnée par les bombardements, car la Russie s'en est emparée très rapidement. La cité - 280'000 résidents avant le conflit - est dépeuplée. Énormément de gens ont fui l'occupation russe en se réfugiant en Ukraine et d'autres sont partis côté russe parce qu'ils se sentaient plus proches de la Russie.
Sur la Place de la liberté, au centre-ville, des centaines de personnes se rassemblent chaque jour depuis une semaine, alors que le lieu était désert durant l'occupation. C'est en effet l'un des rares lieux en ville où l'on peut se connecter et donner des nouvelles à sa famille. On vient aussi pour être ensemble et réaliser que la ville est enfin libre.
Nous restions à la maison. Notre vie était à la maison, nous sortions juste pour aller faire des courses
"Nous restions à la maison. Notre vie était à la maison, nous sortions juste pour aller faire des courses, c’est tout", confie Marina, une habitante, dans le 19h30. Après avoir vécu dans la peur, c'était un soulagement de voir les soldats ukrainiens arriver. "Les gens sont sortis avec des drapeaux pour les accueillir. C’était comme si l’air était plus léger", raconte Natalia.
Mais les conditions de vie sont toujours précaires. Les gens se massent dans le centre pour accéder à l'aide humanitaire. Des files de plusieurs centaines de mètres se forment pour obtenir des cartons de nourriture ou des couvertures. Eau, électricité, essence, tout fait défaut. Les commerces et les cafés sont fermés.
De multiples cas de tortures dénoncés
Peu à peu, les langues se délient aussi. Les autorités ukrainiennes ont dénoncé des déportations forcées vers le territoire russe, une information encore difficile à vérifier. Mais les habitantes et habitants confient que des familles ont été divisées, notamment à cause de la puissance de la propagande russe diffusée à la TV durant l'occupation. Des personnes âgées ont été convaincues, d'autres ont fui vers le sud par peur des bombardements: alors que les soldats ukrainiens se rapprochaient, la Russie martelait que l'armée ukrainienne allait raser la ville et ses habitants et qu'il fallait fuir en territoire russe.
De nombreux témoignages ont aussi fait état de tortures multiples infligées à la population. A la fin de l’été, Iulia a passé deux semaines détenue par les militaires russes qui lui reprochaient de refuser de collaborer ou de prendre la nationalité russe: "Ils sont venus me chercher, m’ont emmenée et m’ont interrogée pendant quinze jours. Ils ont aussi violenté ma mère et menacé de la tuer", raconte-t-elle dans le 19h30.
Un haut responsable ukrainien chargé des droits de l'Homme a ainsi fait état de l'étendue "horrible" des tortures durant l'occupation, à une échelle jamais vue dans les autres régions du pays. Des "dizaines de personnes" ont été "électrocutées, battues avec des tuyaux métalliques. Leurs os étaient brisés". Et "les Russes ont filmé tout cela", a-t-il accusé. "Je suis sûr que dans chaque localité importante on va découvrir une salle de torture. Car c'est un système mis en place par la Russie."
Des commissariats ont notamment été utilisés comme centres de détention. "Ils se sont servis de ces bâtiments pour faire leur sale boulot. Ils ont emprisonné et torturé des civils", affirme Volodymyr, du bureau du procureur de Kherson. Ceux qui ont tenté de manifester au début de l'occupation sont pour beaucoup passés par là, avant de devoir se terrer chez eux.
Des résistants qui ont miné l'occupant de l'intérieur
Si, après des semaines de combats, l'armée ukrainienne a pu récupérer la ville, c'est aussi parce qu'à l’intérieur, des résistants l'ont aidée à progresser et à se défaire des occupants. La RTS a pu recueillir le témoignage de l'un d'eux, un homme d'une trentaine d'années qui préfère rester anonyme.
Il y a neuf mois, lorsque l'armée russe s'est emparée de sa ville, lui et ses compagnons n'ont pas hésité: "On s'est réunis dans mon sous-sol et on a commencé à rassembler des bouteilles, du polystyrène, de l'essence. Mon rôle était de coordonner nos groupes qui menaient des actions différentes: certains faisaient de la surveillance, certains plaçaient ces bombes sous les voitures", explique-t-il dans La Matinale.
Durant des mois, ils ont traqué les collaborateurs et ont fait exploser les voitures des Ukrainiens qui avaient fait alliance avec les Russes. Il estime qu'ils ont tué une centaine de Russes au total. Ils ont aussi envoyé des informations à l'armée ukrainienne, surtout des coordonnées GPS.
Ils disaient que nos cris étaient de la musique pour leurs oreilles
"Moi, ils ont fini par m'attraper. Ils m'ont emprisonné pendant 75 jours", avoue le résistant. Et "les Russes ont emmené avec eux plusieurs de mes gars". Il dit avoir été torturé avec de l'électricité et des matraques: "Parmi ceux qui nous surveillaient, certains étaient sadiques et torturaient pour le plaisir. Ils disaient que nos cris étaient de la musique pour leurs oreilles."
Privé de nourriture durant six jours
L'homme ajoute avoir été privé de nourriture pendant six jours: "Ça a vraiment été le plus dur, tu cries de douleur. Tu ne parviens pas à dormir à cause de la faim." Il dit aussi avoir eu peur que les Russes le tuent avant de fuir la ville, qu'ils exécutent tous les prisonniers. "Ils s'amusaient régulièrement à simuler des exécutions. Par exemple, ils nous faisant entrer dans une pièce. Ils nous y emmenaient un par un, on entendait un coup de feu et puis plus rien. Personne ne disait rien et le suivant devait y aller. Les gens criaient de ne pas tirer."
Ils s'amusaient régulièrement à simuler des exécutions
Lui a finalement été relâché, "par chance et surtout parce que, heureusement, l’armée russe est défaillante". "Quand ils m'ont arrêté, c'est là que j'ai réalisé qu'ils étaient stupides et incompétents et que j'aurais pu en faire plus, mais au début tu ne sais pas, tu as tellement peur de tout."
Reportages radio et TV: Maurine Mercier et Tristan Dessert
Adaptation web: Frédéric Boillat