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Le Kremlin invoque la religion pour justifier son invasion de l'Ukraine

Le patriarche Kirill est un allié du président russe Vladimir Poutine. [Reuters - Maxim Shemetov]
Le Kremlin invoque la religion pour justifier son invasion de l’Ukraine / La Matinale / 4 min. / le 21 novembre 2022
Dans la guerre en Ukraine, la religion occupe une place importante dans la propagande du Kremlin. Après avoir invoqué la dénazification de l'Ukraine, Moscou parle de plus en plus souvent de désatanisation, évoquant une guerre sainte contre Kiev.

Cette tendance a été initiée par le leader tchétchène Ramzan Kadyrov, qui parle d'une union des chrétiens et des musulmans contre les forces du mal en Ukraine. Il a été rejoint par des propagandistes à la télévision et par l'ex-président russe Dmitri Medvedev qui dépeignent l'intervention russe en termes métaphysiques comme une lutte contre l'Antéchrist pour sauver la civilisation russe face à une attaque de l'Occident décadent.

Le président russe Vladimir Poutine parle, lui, du satanisme des élites occidentales. Pour Kathy Rousselet, historienne et directrice de recherche à SciencesPo-CERI (Paris) et autrice du livre "La Sainte Russie contre l'Occident", interrogée dans La Matinale de lundi, "il s'agit d'un discours pour défendre les valeurs traditionnelles contre l'ennemi occidental qui voudrait imposer d'autres valeurs. C'est davantage un discours lié à une guerre culturelle, et politique d'ailleurs, qu'un discours religieux".

Regina Elsner, théologienne au Zentrum für Osteuropa- und internationale Studien, spécialiste de l'Eglise orthodoxe russe, précise aussi que cela tient plus du pragmatisme politique que d'une profonde religiosité des leaders: "Le gouvernement russe a besoin de ces arguments métaphysiques pour mobiliser sa propre population, pour l'entraîner dans cette guerre, ce qui serait peut-être plus difficile s'il n'y avait que des objectifs territoriaux ou politiques."

Le gouvernement russe a besoin de ces arguments métaphysiques pour mobiliser sa propre population, pour l'entraîner dans cette guerre

Regina Elsner, théologienne et spécialiste de l'Eglise orthodoxe russe

Soutien du patriarche Kirill

Dans sa justification mystique de la guerre, le Kremlin peut compter sur le soutien de poids du patriarche Kirill, à la tête de l'Eglise orthodoxe russe. En mars déjà, ce dernier parlait d'une guerre "contre le péché dont dépendrait le salut humain". En septembre, quand les citoyens russes ont été mobilisés, il a déclaré que la mort au front était un sacrifice qui lavait de tous les péchés.

Le patriarcat de Moscou entretient depuis longtemps une proximité avec les forces armées. "Il y a une coopération très étroite avec le ministère de la Défense depuis près de 30 ans, à tous les niveaux. Le patriarche Kirill, quand il n'était encore que métropolite (l'archevêque de l'Eglise orthodoxe, ndlr), a été l'un des acteurs principaux dans cette coopération. En 2020, la cathédrale des forces armées près de Moscou a été inaugurée, et depuis le début de l'invasion, de nombreux conscrits ont été bénis en ce lieu.

La cathédrale des forces armées à Moscou. [AFP - Takehito Kudo / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun]
La cathédrale des forces armées à Moscou. [AFP - Takehito Kudo / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun]

Le patriarche Kirill a donné certains de ses plus importants sermons depuis cette cathédrale afin de justifier la guerre", explique encore Regina Elsner.

Le 12 novembre, une association paroissiale fondée par le chargé des relations avec les forces armées dans le diocèse de Saint-Pétersbourg a annoncé vouloir envoyer un bataillon de combattants en Ukraine.

Même vision dans toute l'Eglise?

Même si le patriarche est très va-t-en-guerre, sa vision ne résume pas forcément celle de toute l'Eglise. Celle-ci est un miroir de ce qui se passe dans la société, résume le sociologue et historien russe Nikolai Mitrohkin dans La Matinale: "Dans l'Eglise, comme dans la société, il y a ce qu'on appelle le parti de la guerre, c'est-à-dire des gens qui sont idéologiquement convaincus de la nécessité de cette guerre, qui affichent activement leur soutien. C'est le cas du patriarche Kirill et d'un groupe de prêtres autour de lui, qui étaient déjà des nationalistes impérialistes. Mais sinon, les prêtres se conduisent comme le reste des habitants: ils se taisent, évitent de parler de ce sujet, de montrer un soutien public à l'un ou l'autre camp. C'est ainsi qu'on peut décrire l'attitude des citoyens russes en général: celle d'une résistance passive à la guerre, en évitant de prendre position ouvertement pour l'invasion".

La chercheuse Kathy Rousselet va dans le même sens: "Les prêtres dans les paroisses préfèrent parfois ne pas parler de la guerre avec leurs paroissiens, qui pourraient avoir un membre de leur famille en Ukraine. Les prêtres ne parlent plus de la guerre parce que la charge émotionnelle est trop forte, en particulier à cause de la guerre de l'information, un mot imprudent pourrait rompre le lien avec le paroissien. Donc c'est aussi ça l'église orthodoxe, ce n'est pas que la hiérarchie."

Il y a tout de même une poignée de prêtres qui ont dénoncé ouvertement l'agression. Ils ont été condamnés à des amendes, subi des pressions des services de sécurité, certains ont quitté le pays.

L'Eglise orthodoxe d'Ukraine aussi engagée

Les autorités religieuses pourraient-elles jouer un rôle pacificateur dans cette guerre et œuvrer pour la paix?

Le président français Emmanuel Macron avait fait un appel au pape François en ce sens. Mais le Vatican, ou encore le Conseil œcuménique des Eglises, ne bénéficient de presque aucune autorité dans ce paysage orthodoxe, note Regina Elsner.

Il n'y a pas que l'Eglise orthodoxe russe qui a pris position dans ce conflit. L'Eglise orthodoxe d'Ukraine, indépendante de Moscou depuis les années 1990 et dont l'autocéphalie a été reconnue officiellement en 2019, est aussi engagée. Elle soutient la lutte contre l'envahisseur russe: "se défendre et tuer l'ennemi n'est pas un péché", a déclaré le métropolite Épiphane de Kiev en mars dernier.

Se défendre et tuer l'ennemi n'est pas un péché

Épiphane, primat de l'Église orthodoxe d'Ukraine

Des conséquences pour le Patriarcat de Moscou

Lors de l'annexion de la Crimée en 2014, le patriarche Kirill était resté prudent, il n'avait pas soutenu la politique du Kremlin comme il le fait aujourd'hui.

Comme l'Eglise orthodoxe russe compte un nombre important de paroisses sous son contrôle en Ukraine, le Patriarcat de Moscou ne voulait pas perdre ces fidèles. Mais désormais, depuis le début de l'invasion, même les prêtres ukrainiens dépendant du Patriarcat de Moscou ont pris leur distance avec Kirill.

De même, à l'étranger, plusieurs représentants de l'Eglise orthodoxe russe ont dénoncé la guerre menée par le Kremlin, et dans certains pays, ils songent à se séparer définitivement de Moscou. En septembre, le Parlement letton a voté une loi en ce sens.

Isabelle Cornaz/lan

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Le patriarche Kirill n'est pas sur la liste des personnes sanctionnées

Malgré son soutien à l’offensive russe, le patriarche Kirill, sanctionné par le Royaume-Uni, ne figure pas sur la liste noire des personnes sanctionnées par un gel des avoirs et une interdiction d'entrée sur le territoire de l’Union européenne.

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