Elle était venue une dernière fois, le 10 novembre, autorisée par ses médecins malgré la fragilité qui l'a emportée dix jours plus tard, à 93 ans. "Parce qu'ils savent que c'est bon pour ma santé, que j'ai besoin de la Place pour me soigner", avait-elle alors souri.
Jeudi, cinq de ses consoeurs - Visitacion, Josefa, Irene, Sara et Carmen - parmi les dernières d'une armée vieillissante, le foulard blanc comme toujours noué sur la tête (symbolisant les langes des enfants disparus) ont déposé ses cendres sur un carré de verdure, au pied de l'obélisque de la Plaza de Mayo, face à la présidence.
"30'000 fois merci !" (pour les 30'000 disparus ou tués sur la dictature, selon les ONG), "S'il y a lutte, il y a espoir", "Notre lutte n'a pas de date de péremption". Les banderoles, pancartes, messages accrochés aux grilles de l'obélisque, reprenaient des mots d'Hebe, disaient la gratitude pour son infatigable combat.
40 ans de marches
Hebe de Bonafini avait 39 ans lorsqu'en 1977 la "Sale guerre" de la dictature bouleversa sa vie. Ses fils, Jorge, Raul, étaient enlevés à quelques mois d'intervalle, puis l'épouse de Jorge en 1978.
Désemparée, Hebe voyait alors une mère de disparu lui proposer de se joindre à un rassemblement devant la Maison Rose, le siège du gouvernement argentin. Début d'un combat que seule la mort, disait-elle, pourrait arrêter. Et pendant plus de 40 ans, tous les jeudis à 15h30, des "Mères" et leurs sympathisantes tournaient autour de l'obélisque, comme continue la quête des disparus.
Atmosphère militante
Jeudi, c'était la "Marche No 2328", et après la dispersion des cendres, des "Mères" ont brièvement tourné, à pied, transportées pour les plus frêles. Puis des milliers de personnes ont emprunté un circuit, élargi pour l'occasion aux grandes avenues avoisinantes. Dans la foule, une atmosphère militante, incarnée par maints élus ou organisations péronistes, mais aussi des anonymes aux yeux rougis, dont beaucoup de contemporain(e)s de la peur sous la junte (1976-1983), et des premières "rondes" d'Hebe.
"Cette lutte n'est pas finie, elle est éternelle car il reste beaucoup de douleur. Cela ne guérit pas, c'est une blessure ouverte", assure Martha Cervantes, 77 ans, dont le petit ami fait partie des disparus. "Mais nous avons la démocratie grâce à ces femmes. A elles toutes".
"Ce qu'on célèbre aujourd'hui, c'est son héritage. Hebe était une grande combattante, très frontale. Elle ne reculait devant personne", se souvenait Angela Cardella, 82 ans, qui passa la dictature en "exil intérieur", dans un village loin de Buenos Aires, pour échapper au sort voué aux "subversifs".
"Plus rien à perdre"
Hebe "disait qu'elle avait tout (ses enfants) perdu, et n'avait donc plus rien à perdre", ajoutait Angela, venue souvent au fil des ans marcher aux côtés des "Mères". "Nos enfants nous ont donné naissance", résumait Hebe de Bonafini pour expliquer sa lutte, qui se poursuit, sous une forme ou une autre. Des procès de la dictature sont en cours, tout comme la recherche de bébés "volés" à des détenues-disparues.
"La lutte des Mères continuera parce qu'il y a beaucoup de jeunesse dans le mouvement des droits de l'homme, et eux vont continuer le chemin", se rassurait jeudi Maria Esther Garcia, 81 ans. "Mais Hebe était fondamentale".
agences/br