Julia Steinberger: "Face à un système destructeur, la question de la destruction de la propriété se pose"
Le 11 octobre, des militants du mouvement Renovate Switzerland bloquent une route fréquentée aux abords de Berne. Parmi eux, la scientifique Julia Steinberger, professeure d'économie écologique à l'Université de Lausanne et coautrice principale du dernier rapport du GIEC. Elle n'hésite pas à se coller la main à la route avant d'être évacuée et arrêtée par les forces de l'ordre. Julia Steinberger n'en est pas à sa première action forte.
En 2020, elle avait brièvement occupé avec d'autres activistes une succursale d'UBS. Les militants avaient déversé du charbon dans les locaux de la banque. Jugée pour violation de domicile et dommage à la propriété dans cette affaire, elle vient d'être acquittée. Sur le plateau de Géopolitis, Julia Steinberger justifie son choix de recourir à la désobéissance civile: "Nous avons un délai très très court et la résistance civile non-violente est un moyen d'action démocratique reconnu. C'est ce que font de plus en plus de personnes."
Les huit dernières années sont en passe de devenir les plus chaudes jamais enregistrées, selon l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Cet été, la Chine a connu une sécheresse historique. Le Royaume-Uni a enregistré un record de chaleur, avec 40,2 degrés à Londres. Selon une estimation de l'OMS, au moins 15'000 personnes seraient mortes cette année en Europe à cause des vagues de chaleur. Après le semi-échec de la COP 27, qui s'est tenue du 6 au 20 novembre en Egypte, beaucoup ne croient plus dans la capacité d'action des gouvernements alors qu'il reste trois ans pour arriver au pic des émissions de CO2 si l'on veut rester sous la barre des 2 degrés de réchauffement.
L'urgence d'agir
"Ce n'est pas un problème de déficit d'information", estime Julia Steinberger, "c'est un problème de volonté politique. On constate que la volonté politique manque. Du coup, je pense que les mouvements de la grève pour le climat et les autres mouvements sont en train de se tourner vers d'autres cibles et d'autres formes d'action." En Europe, les actions de désobéissance civile se multiplient. Des blocages de routes, comme celui auquel Julia Steinberger a participé, ont eu lieu en France, en Allemagne ou encore aux Pays-Bas. En septembre, des militants d'Attac et d'Extinction Rebellion s'étaient enchaînés devant l'entrée d'un terminal de l'aéroport d'affaires du Bourget, en France, pour dénoncer la pollution émise par les jets privés. D'autres militants dégonflent les pneus de SUV ou éteignent les enseignes lumineuses la nuit.
Certains, comme les activistes des mouvements Just Stop Oil ou Dernière génération, s'en sont pris à des oeuvres d'art d'Andy Warhol en Australie, Van Gogh à Londres, Monet à Potsdam, Vermeer aux Pays-Bas ou encore Klimt en Autriche, parfois en les arrosant de soupe ou de purée de pomme de terre. Ces oeuvres, protégées par des vitres, n'auraient pas été endommagées. Si elle reconnaît avoir été choquée par la méthode, Julia Steinberger souligne que ces actions poussent aussi les gens à réfléchir: "Qu'est-ce qui compte dans notre société? Est-ce que c'est la vie des personnes? Est-ce que c'est la vie des jeunes et leurs chances de vie? Ou est-ce que ce sont des objets d'art qui pour finir vont servir à quoi, dans un avenir où on n’aura plus de possibilité de civilisation stable?"
Jusqu'où?
La question de la violence des actions entreprises au nom de la défense du climat fait débat. Certains auteurs légitiment l'utilisation de certaines formes de violence, comme Andreas Malm, professeur associé d'écologie humaine à l'Université de Lund, en Suède, et auteur du livre "Comment saboter un pipeline". Dans un podcast de la chaîne Al Jazeera, il soutient qu'"il s'agit de remettre en question la doctrine selon laquelle la seule chose que le mouvement climatique puisse jamais faire est une désobéissance civile absolument pacifique. Je préconise d'aller au-delà de cela, de détruire les machines qui détruisent cette planète.” Le chercheur précise qu'agir ainsi est, selon lui, un acte "d'autodéfense" et souligne qu'il est opposé à toute forme de violence contre des personnes.
De son côté, Julia Steinberger considère que les mouvements de défense du climat doivent s'inscrire dans une démarche de non-violence. Pour la chercheuse, cette non-violence ne s'applique qu'aux personnes et pas aux objets. "Face à un système destructeur qui est en train de coûter des vies, estime-t-elle, la question de la destruction de la propriété se pose. C'est une question ouverte. A chacun de répondre comme il peut ou comme il veut." La chercheuse avoue ne pas encore avoir franchi le pas, mais a soutenu des activistes qui l'ont fait.
Selon elle, "empêcher des grands chantiers de pipeline qui, on le sait, vont avoir des conséquences absolument dévastatrices sur leur environnement local et l'international, je pense que c'est quelque chose qui, si on a le courage de le faire, peut être légitime." La chercheuse ne sait pas encore quelle sera sa prochaine action, mais continuera son combat.
Elsa Anghinolfi