Publié

L'industrie du cinéma indien au coeur d'un scandale national

Un ouvrier nettoie un présentoir avec l’affiche du film The Kashmir Files devant un cinéma à New Delhi. [Xavier Galiana]
Le Bollywood, toujours plus politique et capté par le pouvoir / La Matinale / 5 min. / le 7 décembre 2022
L'industrie du cinéma indien s'est récemment retrouvé au coeur d'un scandale national après qu'un jury international a qualifié de propagande un de ses longs-métrages. Cette polémique illustre le lien de plus en plus étroit entre cinéma et politique dans un pays dirigé par un gouvernement nationaliste hindou.

Dans le sud de l'Inde, la semaine du prestigieux festival international du film de Goa vient de se terminer. Mais alors qu'il venait d'annoncer le palmarès, le président du jury, le réalisateur israélien Nadav Lapid, a tenu à clore l'événement par une critique concernant le film "The Kashmir Files". Un commentaire qui a entraîné de vives réactions.

"Nous avons tous été perturbés et choqués par le film "The Kashmir Files", qui nous a semblé être un vulgaire film de propagande qui n'a pas sa place dans une section de compétition artistique d'un festival si prestigieux", a-t-il dit.

Sujet sensible

Cette remarque est significative, car en Inde, ce film n'est pas anodin. Long-métrage controversé, "The Kashmir Files" parle des assassinats ciblés et de l'exil de milliers d'hindous de la région du Cachemire dans les années 1990, au moment du début de la guerre civile entre l'armée et les indépendantistes islamistes du Kashmir.

Ce sujet est donc très sensible, et le réalisateur du film, Vivek Agnihotri, s'en est emparé pour en faire un drame manichéen. Le film met en scène les terroristes comme des assassins assoiffés de sang et les autres musulmans de la région comme les informateurs des terroristes. Cette description a choqué le jury, comme le confie Nadav Lapid, au micro de La Matinale. Il justifie la qualification de "propagande".

"C'est une manipulation de tous les outils cinématographiques: le casting des méchants contre les bons, la manière dont ils sont filmés, la musique... Je n'ai jamais vu une chose pareille alors que j'ai fait partie d'une cinquantaine de jurys."

Vives réactions en Inde

Son commentaire entraîne de vives réactions en Inde. Le gouvernement dit regretter des propos politiques et l'équipe du film contre-attaque. Dans une vidéo, le réalisateur, Vivek Agnihotri, assure que le script du film est basé sur des faits réels.

"Pour écrire ce film, nous avons mené 700 entretiens de victimes, des personnes qui ont subi des viols en réunion ou dont les proches ont été coupés en morceau. Alors, dites-nous, pensez-vous que ce que disent ces personnes est aussi de la propagande? Mais ce qu'a dit le président du jury ne m'étonne pas, car ce sont les mêmes arguments qui sont utilisés par les organisations terroristes, les gauchistes et tous ceux qui veulent diviser l'Inde."

Nadav Lapid, qui a reçu le soutien de l'essentiel du jury, n'a toutefois jamais remis en cause la réalité historique des crimes commis contre les hindous au Cachemire. Il a simplement commenté la manière de présenter cette histoire.

Du reste, l'utilisation politique de ce film par les nationalistes hindous au pouvoir est manifeste. Lors de sa sortie en salle, le gouvernement de Narendra Modi a promu "The Kashmir Files", exempté ses entrées de TVA, organisé des projections gratuites, et même offert des congés aux fonctionnaires pour aller le voir.

Il faut dire que le propos du film colle parfaitement avec l'idéologie du BJP au pouvoir, qui présente souvent la minorité musulmane comme les oppresseurs des hindous.

Aujourd'hui, le gouvernement fait pression pour que "The Kashmir Files" soit sélectionné à tous les festivals, et même aux Oscars.

Emprise croissante du gouvernement sur le cinéma

Cette controverse est révélatrice de l'emprise croissante du gouvernement sur le cinéma indien, qui est le plus prolifique du monde. Ce festival de Goa est par exemple complètement dirigé par le Ministère de la culture, qui maîtrise tout son contenu et ses participants. Le réalisateur Onir en témoigne.

"J'ai été invité au festival pour parler à deux sessions, et les organisateurs insistaient pour que je vienne. Mais je suis allé à un rassemblement politique de l'opposition, et le lendemain, ils ont annulé mes sessions, officiellement pour des raisons logistiques. J'ai eu d'autres problèmes de la sorte. Je devais aller tourner un film au Cachemire, mais deux jours avant, mon producteur a coupé les fonds, sans explication. C'est triste, car avant, des acteurs de bords politiques différents pouvaient exprimer leur opinion publiquement. Maintenant c'est fini. Si vous avez un point de vue différent, vous êtes immédiatement attaqué."

Et cette mainmise s'étend à tous les aspects du cinéma,depuis qu'en mars dernier le gouvernement a rassemblé sous une même tutelle publique le service des archives cinématographiques, de la formation, des films pour enfants et de l'organisation des festivals. Pour le gouvernement indien, le cinéma est donc plus que jamais une arme d'influence des esprits.

Sébastien Farcis/fgn

Publié