"Les États à partir du XIXe siècle se trouvent confrontés à la diversité religieuse, en premier lieu à l'intérieur du christianisme. Il y a des catholiques, des protestants, mais aussi des juifs et de plus en plus de libres penseurs", rappelle Sarah Scholl, professeure d'histoire du christianisme à l'Université de Genève, dans l'émission Tout un monde de la RTS.
Le défi est donc de "faire vivre ces personnes qui ont des religions différentes sur un même territoire, alors que l'État était jusque-là confessionnellement marqué, catholique pour la France, protestant ou catholique pour la Suisse. Or un État confessionnellement engagé peut difficilement avoir des citoyens de différentes religions. Donc un des modèles choisis pour sortir de ce dilemme, c'est la séparation de l'Église et de l'État. Et c'est ça qui donne la base à la laïcité", développe Sarah Scholl.
La laïcité est un grand principe qu'on retrouve dans la plupart des pays européens, aux États-Unis ou au Canada. Mais en France, où la journée nationale de la laïcité vient d'être célébrée le 9 décembre, "les élèves ne doivent pas montrer leur appartenance religieuse", ce qui est une spécificité. "Ailleurs en Europe, les élèves peuvent montrer leur religion, l'afficher ouvertement. Et ce sont les fonctionnaires, donc les enseignants, qui doivent garder la laïcité. Et encore ça n'est même pas le cas partout en Europe. Mais c'est le cas en Suisse", explique la professeure d'histoire du christianisme.
Règles dures à supporter pour les élèves
"Evidemment que demander à un élève de ne pas afficher ses convictions, c'est un peu un voeu pieux (...). En fait, les atteintes à la laïcité dépendent des règles qu'on met en jeu. Et les règles françaises sont très dures à supporter pour ces élèves à qui on demande des choses qui les mettent dans des conflits de loyauté avec leur famille, avec leurs convictions personnelles, avec leur révolte d'adolescents et je ne sais quoi", développe Sarah Scholl.
Le ministère de l'Education nationale avait recensé en octobre 720 signalements pour des atteintes à la laïcité, dans les 59'260 écoles, collèges et lycées publics de France. Le nombre d'incidents est retombé à 353 en novembre, avec une forte part liée au port de signes et tenues religieux.
Sur France Culture, Alain Seksig, secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité, convient que ces incidents restent minoritaires, mais il dénonce l'influence de mouvements qui poussent à une contestation systématique, notamment via les réseaux sociaux.
Une note des services de l'Etat a pointé du doigt mi-octobre la "multiplication" des atteintes à la laïcité. Elle complétait une alerte déjà émise fin août, qui accusait la "mouvance islamiste" de remettre "en cause le principe de laïcité à l'école" en s'appuyant sur les réseaux sociaux, notamment Twitter ou TikTok.
Laïcité de reconnaissance en Suisse
De son côté, la Suisse est officiellement dégagée de toute appartenance religieuse, même si le préambule de la Constitution évoque Dieu. Son article 15 garantit la "liberté de conscience et de croyance".
"Au niveau des cantons, même s'il reste des liens privilégiés entre les États cantonaux et des Eglises, cela se fait dans le respect de la liberté religieuse et dans le respect de la diversité", explique Sarah Scholl. Dans la plupart des cantons, "l'Etat se met au service d'une diversité religieuse en entretenant des liens avec plusieurs communautés". Un modèle proche de ceux adoptés par l'Italie ou l'Espagne.
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Mur étanche aux Etats-Unis
Aux Etats-Unis, même si les présidents prêtent souvent serment sur la Bible, "il y a une séparation très claire entre l'État et les différentes Eglises. Mais ce qui compte tout particulièrement, c'est la liberté religieuse des différentes personnes et des groupes face à un Etat qui peut être oppresseur. Alors qu'en France, c'est l'inverse, c'est plutôt l'État qui garantit la liberté des individus face à des religions qui pourraient être oppressives", explique Valentine Zuber, historienne à l'École pratique des hautes études à Paris et coautrice de l'ouvrage "Géopolitique des religions".
Et même si "ce libre marché du religieux peut très bien avoir des positions politiques" qui rejaillissent sur les élections présidentielles, "le principe lui-même est extrêmement strict et l'État ne se mêle pas de la vie des communautés religieuses".
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Contrôle du religieux en Europe
"Dans les laïcités européennes, aussi pour des raisons historiques, on n'a jamais eu de mur aussi étanche. (...) Il y a de très grandes hésitations des États européens à laisser les Eglises libres de s'organiser à leur manière" et de potentiellement devenir une puissance politique. "En Europe, en France comme en Suisse ou en Allemagne, les États ont toujours gardé un petit contrôle sur le religieux", analyse Sarah Scholl.
Il ne peut y avoir de réelle laïcité que dans les pays démocratiques
Au Royaume-Uni, où le roi est le gouverneur suprême de l'Église anglicane, l'Etat passe aussi des contrats avec les différentes communautés religieuses pour établir leur légitmité. Mais comme aux Etats-Unis "l'acceptation de la visibilité de la diversité religieuse est plus grande qu'en Suisse ou en France, et on peut notamment voir des fonctionnaires de douane voilées", ajoute Sarah Scholl.
Mais "il ne peut y avoir de réelle laïcité que dans les pays démocratiques", tranche Valentine Zuber. Et rien n'est acquis, comme le démontre la situation en Inde, un pays qui a une Constitution séculière, mais qui revient "à un choix préférentiel en faveur de l'hindouisme, avec des discriminations envers les autres formes religieuses, en particulier l'islam où le christianisme", développe l'historienne et coautrice de "Géopolitique des religions".
Sujet radio Blandine Levite
Adaptation web: cab
Qu'est-ce que la laïcité? Éléments de réponse avec RTS Découverte
Les derniers chiffres des signalements en France
Le ministère de l'Education nationale a recensé 353 signalements en novembre pour des atteintes à la laïcité, soit deux fois moins qu'en octobre, avec toujours une forte part des incidents liée au port de signes et tenues religieux, a-t-il annoncé le 9 décembre.
En octobre, 720 incidents avaient été recensés dans les 59'260 écoles, collèges et lycées. Dans le détail, 39% des incidents recensés le sont pour "port de signes et tenues" religieux, contre 40% en octobre.
"On échange avec les élèves, on échange avec les familles en leur demandant de retirer le signe ou le vêtement en question, et dans l'immense majorité des cas on résout les problèmes", a commenté le ministre de l'Education Pap Ndiaye.
Viennent ensuite les provocations verbales (12%, contre 14% en octobre), la suspicion de prosélytisme (12%, contre 10%), la contestation d'enseignement (10%, contre 12%), les revendications communautaires (8%, contre 6%), le refus d'activité scolaire (8%, contre 5%), le refus des valeurs républicaines (4%, contre 9%).
La majorité des faits ont été commis par des élèves (85%) et la majorité également ont eu lieu dans des collèges (48%, contre 52% en octobre). Environ 36% ont eu lieu dans des lycées (37% en octobre).