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Les ravages de la guerre sur la santé mentale de la population ukrainienne

Depuis 10 mois, la population ukrainienne vit sous la pression du conflit. La consommation d'anxiolytique a explosé.
Depuis 10 mois, la population ukrainienne vit sous la pression du conflit. La consommation d'anxiolytique a explosé. / 19h30 / 2 min. / le 16 décembre 2022
Les Ukrainiens et Ukrainiennes résistent militairement, leur courage est souvent remarqué, salué. Mais comment résistent-ils psychologiquement? L'impact de la guerre est en effet énorme sur la santé mentale et psychique d'une population qui ne sait pas de quoi demain sera fait.

Après bientôt 10 mois de guerre, l’Ukraine résiste toujours militairement. Le monde entier ou presque salue le courage de ses habitants. Mais derrière cette résistance et ce courage, les répercussions sur la santé mentale sont colossales.

On parle constamment de résilience lorsqu’on évoque l’Ukraine, à raison: il ne faut pas négliger ce que subit la population à l’échelle du pays tout entier. Les Ukrainiens et Ukrainiennes sont très éprouvés, beaucoup d'entre eux "craquent", et pas seulement là où les combats font rage.

"Ma maison n’a pas été bombardée, je n’ai pas le droit d’aller mal"

Les gens craquent davantage, semble-t-il, là où la Russie ne bombarde que ponctuellement, où l'on se dit qu’il sera plus facile de tenir, comme dans la capitale Kiev. La difficulté pour les Ukrainiens consiste à lutter contre ce réflexe qui pourrait se résumer ainsi: "Je ne risque pas ma vie comme les soldats dans les tranchées, ma maison n’a pas été bombardée, je n’ai donc pas le droit d’aller mal. C’est indécent de penser à moi."

Le résultat d'un tel réflexion de pensée, c'est qu'il enferme les gens, réduits à souffrir en silence, une situation que l'on observe chez de nombreuses personnes.

Dans environ trois interviews sur quatre, la personne interrogée fond en larmes à un moment donné, a constaté la correspondante permanente de la RTS sur place. "Elle se sent un peu l’autorisation - parce que je ne suis pas Ukrainienne - de relâcher cette pression trop grande", explique Maurine Mercier dans l'émission Tout un monde jeudi.

Lilia a 28 ans, elle est libraire et vit à Kiev. Courageuse, elle a accepté non seulement de se faire soigner, mais également de témoigner de ce mal-être qui touche aujourd’hui tant de personnes en Ukraine.

J'ai dit à mon médecin: 'Je ne dors plus. Je ne me comporte plus comme un être normal. S’il-vous-plaît, aidez-moi.'

Lilia, 28 ans, habitante de Kiev

Il y a un peu plus de 9 mois, au tout début de l’invasion russe, quand les chars russes tentent d’entrer dans la capitale, Lilia comprend qu’elle flanche. "Je n’arrivais plus à dormir. J’ai appelé mon médecin et lui ai dit: 'Je suis désolée. Je ne dors plus. Je ne me comporte plus comme un être normal. S’il vous plaît, aidez-moi'. "

Lilia s’épuise: si elle ne dort plus, c’est parce qu’elle craint de ne pas entendre les sirènes la nuit. Comme elle vit avec ses parents dans un petit appartement, elle se donne pour mission de les réveiller si l’alerte anti-aérienne retentit et qu’il faut s’abriter.

>> Le reportage complet de Maurine Mercier dans Tout un monde :

Des habitants de Kherson chantent l'hymne ukrainien le 20 novembre. [Keystone - AP Photo/Bernat Armangue]Keystone - AP Photo/Bernat Armangue
Conséquences psychologiques de la guerre pour les Ukrainiens / Tout un monde / 11 min. / le 15 décembre 2022

Etat d'hypervigilance

Comme tant d’autres, Lilia est dès lors constamment en alerte, dans un état d’hypervigilance. Elle se surprend à devenir parfois agressive, irritable, ne se reconnaît pas elle-même. "Mon médecin m’a fait une prescription. Et j’ai commencé à prendre des somnifères", raconte-t-elle.

Après quelques semaines, Kiev peut enfin respirer: les tanks sont repoussées loin de la capitale par l’armée ukrainienne. Mais le répit n'a duré que l’été. Depuis cet automne, la Russie bombarde à nouveau la capitale, visant les infrastructures électriques pour plonger la population ukrainienne dans le noir et le froid.

Dès les premières frappes, Lilia craque à nouveau. "C’était horrible. Nous avons entendu toutes ces explosions. On a eu tellement peur que les missiles atteignent nos maisons, on a eu peur de mourir. Mes problèmes de sommeil sont revenus, encore plus terribles qu’en mars. J’ai donc dû recommencer à prendre des médicaments. Pas un, mais trois médicaments différents", témoigne-t-elle.

Médicaments, alcool et stupéfiants

Somnifères, anxiolytiques: à seulement 28 ans, Lilia regrette évidemment de devoir se médiquer. Mais elle voit aussi dans son entourage tous ceux qui soignent leurs angoisses en buvant, en consommant du cannabis et d'autres produits à outrance.

Une rue de Kiev durant une panne de courant, le 16 novembre 2022. [AP/Keystone - Andrew Kravchenko]
Une rue de Kiev durant une panne de courant, le 16 novembre 2022. [AP/Keystone - Andrew Kravchenko]

Devant l'immeuble de Lilia, un petit générateur ronronne, signe qu’une fois encore, l'appartement de la jeune femme est privé d’électricité. "Des gens doivent maintenant vivre dans l’obscurité et le froid parce que la Russie a détruit les infrastructures civiles. Ils veulent nous plonger dans l’angoisse et la peur, il font tout pour briser notre santé mentale. Ils veulent nous pousser à bout pour que nous disions à notre gouvernement: s’il vous plaît, arrêtez la guerre'. Evidemment, nous ne le ferons pas", affirme-t-elle.

La mort au quotidien

Alors qu'avant la guerre, Lilia ne songeait jamais à la mort, elle y pense désormais quotidiennement. "Toute cette angoisse est moins liée au fait que je pourrais mourir, moi. Mais si mes parents, mes amis meurent, le simple fait d’y penser me fait pleurer. C’est ça, l’une des choses les plus horribles de la guerre. Toute la journée, tu t’attends à apprendre la mort d’un de tes amis ici à Kiev ou ailleurs dans le pays, ou d’un ami qui est à proximité de la ligne de front actuellement."

A côté des morts directes -  soldats au front, civils bombardés - il y aussi les morts "indirectes", distingue la jeune femme, qui vient d'apprendre la mort d’un de ses amis, un trentenaire atteint d'un cancer. Selon Lilia, le stress provoqué par la guerre ne lui a pas permis de se battre contre la maladie comme il l’aurait pu en temps de paix. Ce genre de nouvelle est devenue une triste routine pour elle. "On ne vit pas, on survit. Et on est constamment dans ce stress à attendre que les choses s’aggravent", décrit-elle.

Dans ce pays ultra-connecté qu'est l'Ukraine, les habitants disposent d'une quantité d'informations pharaonique sur leurs téléphones portables. Par exemple, lorsqu’une alerte aérienne retentit, les gens sont informés que 24 roquettes sont dans les airs, qu’elles visent Kiev. La peur au ventre, ils attendent. Parmi ces missiles, combien seront interceptés par le système de défense antiaérien? Combien atteindront leur cible? Sa propre maison, celle de ses proches?

Des habitants de Kiev se réfugient dans le métro lors d'une attaque aérienne russe, le 13 décembre 2022. [EPA/Keystone - Oleg Petrasyuk]
Des habitants de Kiev se réfugient dans le métro lors d'une attaque aérienne russe, le 13 décembre 2022. [EPA/Keystone - Oleg Petrasyuk]

L'information, épée à double tranchant

C’est une guerre du 21ème siècle: les informations en temps réel donnent l'avantage de pouvoir se protéger. Le revers de la médaille, c’est que ces informations contribuent aussi à briser les gens en les épuisant moralement.

Des habitants devant des immeubles bombardés à Borodyanka, dans la région de Kiev, le 13 décembre 2022. [AP/Keystone - Andrew Kravchenko]
Des habitants devant des immeubles bombardés à Borodyanka, dans la région de Kiev, le 13 décembre 2022. [AP/Keystone - Andrew Kravchenko]

Dans un hôpital psychiatrique à Kiev, le thérapeute Evgeny Timoshuk, un peu désoeuvré, explique pourquoi, alors que les gens vont mal, l’hôpital est très calme. Il y a d'une part tous ceux qui ne veulent pas demander de l’aide, qui culpabilisent en se disant qu’il y a bien plus à plaindre qu’eux-mêmes, mais aussi ceux que l'énorme précarité empêche de venir chercher de l'aide.

"Il y a toutes ces nombreuses victimes qui se retrouvent sans maison, sans moyens de subsistance. Ces gens qui ont tout perdu n’ont tout simplement pas le temps de venir consulter, d'obtenir l'aide dont ils ont besoin", explique le soignant.

La santé mentale, bombe à retardement

Evgeny Timoshuk multiplie dès lors les consultations à distance. Mais, conséquence des bombardements sur les infrastructures, la connexion internet est souvent défaillante, rendant impossibles les consultations en ligne.

Pour Oleg Cheban, psychiatre ukrainien de renom, la situation est dramatique en terme de santé mentale, mais le pire est encore à venir. "La peur, l'anxiété et la dépression ont augmenté de façon spectaculaire. Le niveau d'anxiété est devenu hors norme, l'utilisation d'antidépresseurs a été multipliée par dix", constate le spécialiste.

Le ministre ukrainien de la Santé a affirmé qu'après la guerre, quelque 15 millions d’Ukrainiens et Ukrainiennes auront besoin d'un soutien psychologique, et parmi eux jusqu’à un million nécessiteront un traitement médicamenteux. "Vous devez comprendre ce qu'est la guerre. Le stress est une excitation qui vous maintient en état de survie. Les problèmes les plus importants surgiront lorsque vous pourrez vous détendre, à la fin de la guerre seulement", explique Oleg Chaban.

Je tiens parce que j’ai le meilleur psychothérapeute qui soit: ma femme. Et puis la musique me permet de tenir. Ma femme comprend que je dois rester seul à seul une demi-heure avec Keith Jarrett ou Miles Davis avant de retrouver sereinement ma famille.

Oleg Cheban, psychiatre à Kiev

Interrogé sur comment il tient lui-même, le psychiatre fait montre d'un stoïcisme "à l'ukrainienne", une manière de tenter de voir le verre à moitié plein, et de prendre un peu de distance.

"Je tiens parce que j’ai le meilleur psychothérapeute qui soit: ma femme. Elle n’est pas du métier mais elle me supporte depuis tant d'années", sourit-il. "Et puis la musique me permet de tenir, j’aime le bon son. Et j’ai une grande collection de vinyles. Ma femme comprend que je dois rester en tête à tête une demi-heure avec Keith Jarrett ou Miles Davis. Ensuite seulement, je peux retrouver sereinement ma famille."

Sujets radio et TV: Maurine Mercier

Adaptation web: Katharina Kubicek

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