C'est une rivière et tout un symbole. A Mitrovica, dans le nord du Kosovo, l'Ibar forme une frontière naturelle entre deux cultures, deux langues, deux religions. D'un côté, au nord, les Serbes du Kosovo, de l'autre, au sud, une majorité albanaise.
Entre les deux, un pont de 93 mètres de haut, qui n'avait jamais fait parler de lui et dont l'état a inquiété la France lorsqu'elle a déployé ses militaires dans la ville en 1999. Le chantier, qui aurait pu devenir un symbole de la paix et du Kosovo multi-ethnique tel que le rêvait la communauté internationale, a échoué à réunir une population divisée. Au point qu'aujourd'hui encore, l'ouvrage reste surveillé en permanence par la KFOR, l'unité internationale de maintien de la paix de l'Otan et ne peut être franchi qu'à pied.
Quand, en décembre, plusieurs centaines de membres de la minorité serbe ont érigé des barrages dans le nord du Kosovo pour protester contre l'arrestation d'un policier serbe, Mitrovica s'est une fois de plus retrouvée au centre de l'attention médiatique, au grand dam de sa population, lassée de cette situation qui perdure depuis plus de vingt ans.
Pessimisme ambiant
Dans les rues de cette ville d'environ 100'000 habitants, les habitantes et habitants rencontrés par le 19h30 de la RTS saluent majoritairement le retrait des derniers barrages érigés par les Serbes du Kosovo après l'intervention de la communauté internationale. Mais personne ne se fait d'illusion.
La situation est plus difficile que jamais depuis 1999
"Si la situation s'est détendue, c'est parce que c'est la période des Fêtes, mais c'est le calme avant une nouvelle tempête", estime Nexhmedin Spahiu, un professeur de science politique installé à Mitrovica. A ses yeux, la situation ne pourra pas se calmer tant qu'il n'y aura pas d'accord final entre le Kosovo et la Serbie pour la reconnaissance du Kosovo.
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Ex-province serbe, le Kosovo a déclaré son indépendance en 2008, une décennie après une guerre meurtrière entre forces serbes et rebelles albanais. Depuis 2011, des négociations pour normaliser les liens entre les deux parties, avec l'Union européenne (UE) comme médiatrice, vont d'échec en échec.
La Serbie reste opposée à l'indépendance du Kosovo. Belgrade encourage même la minorité serbe - environ 120'000 personnes sur 1,8 million d'habitants du Kosovo - à refuser toute loyauté à Pristina au moment où les autorités kosovares veulent asseoir leur souveraineté sur l'ensemble du territoire.
"Une crise de longue date"
Sous cette influence, des centaines de policiers serbes intégrés à la police kosovare, ainsi que des juges, procureurs et autres fonctionnaires avaient quitté leurs postes en masse début novembre pour protester contre une décision de Pristina, désormais suspendue, d'interdire aux Serbes vivant au Kosovo d'utiliser des plaques d'immatriculation délivrées par la Serbie.
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"Lorsque les Serbes du Kosovo délaissent les institutions kosovare, c'est un acte de guerre de Monsieur Vucic (ndlr: le président serbe). C'est un appel qui dépasse les confrontations et les blocages qui ont eu lieu à d'autres occasions", considère Veroljub Petronic, qui est consultant pour l'ONG Humanitarian Center of Mitrovica.
"Il ne s'agit pas seulement de plaques d'immatriculation", renchérit Miodrag Milicevic, de l'ONG Aktiv. "Il s'agit d'une crise de longue date dans laquelle les Serbes locaux tout comme les relations entre Kosovo et Serbie sont enfermés".
Ressentiment
Au-delà de la reconnaissance du Kosovo, les tensions sont selon lui aussi alimentées par les multiples déplacements de population imposés aux Serbes après la guerre et souvent vécus comme une injustice.
"Je suis l'un d'entre eux", explique-t-il. "J'ai été forcé de quitter Pristina sans jamais avoir la possibilité de retourner chez moi avec ma famille pour poursuivre la vie que je menais avant 1999. C'est la même chose pour les Serbes qui vivaient au sud de Mitrovica".
Dans un tel contexte de ressentiment, il suffirait d'une balle perdue pour renverser le cours des événements, avertit l'analyste politique serbe Aleksandar Popov cité par l'AFP. La dernière crise en date reste cependant un "conflit contrôlé" pour cet expert, un exemple de plus du bras de fer entre Belgrade et Pristina pour contrôler le nord du Kosovo.
La région, où vivent près de 50'000 Serbes, contiguë à la Serbie et de facto toujours administrée par Belgrade, offre un théâtre naturel aux autorités des deux pays pour mettre en scène leur propagande et leur rhétorique nationalistes.
Dès que cela a semblé devenir hors contrôle, l'Occident a utilisé des moyens diplomatiques pour faire cesser toute l'affaire
"Pristina a donné aux Serbes des raisons de protester en procédant à des arrestations, les barrages ont été orchestrés par Belgrade et les forces internationales pour prévenir l'escalade", poursuit Aleksandar Popov.
Stratégies opposées
La présence des forces de l'Otan rend du reste très improbable toute intervention plus musclée de Belgrade dans la région. Mais dans les rues de Mitrovica, au nord de l'Ibar, une foison de drapeaux serbes viennent rappeler la guerre d'influence en cours.
Dans un contexte international marqué par le conflit en Ukraine, celle-ci prend une dimension d'autant plus dramatique que Serbie et Kosovo ont pris des trajectoires stratégiques opposées.
La première, sous l'égide de son président Vucic, cultive des liens étroits avec Vladimir Poutine; le second assume son positionnement euro-atlantique et son ambition d'un jour rejoindre l'Union européenne. A ce titre, les tensions qui perdurent dans le nord de Kosovo représentent un obstacle majeur en vue d'une adhésion future.
Juliette Galeazzi et Stephen Mossaz (envoyé spécial au Kosovo)