Stephen Marche travaille sur les courants profonds qui traversent les Etats-Unis. Son livre, "USA: La prochaine guerre civile", paraît en français au moment même où le système politique américain fait les gros titres: le républicain Kevin McCarthy a dû s'y reprendre à 15 fois pour décrocher la présidence de la Chambre des représentants.
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Dans Tout un monde lundi, ce fin connaisseur des Etats-Unis revient sur les divisions qui déchirent le pays.
Tout un monde: Nous avons assisté à un spectacle étonnant au Congrès américain ces derniers jours. Est-ce que ce chaos est un signe de la guerre civile dont vous parlez dans votre livre?
Stephen Marche: Dans ce livre, j'essaie de me concentrer sur les structures profondes de la politique américaine, car je trouve que dans les nouvelles quotidiennes, les aspects de "politique politicienne" apportent plus de confusion que de clarté. Lorsque vous regardez ce qui se passe maintenant, une évidence saute aux yeux: ce système politique est de plus en plus impraticable. Même avec une victoire dans l'élection, les républicains ont du mal à se trouver un leader.
Ce système politique est de plus en plus impraticable
Pour moi, c'est symptomatique d'une sorte de chaos sous-jacent. C'est un signe très clair que les Etats-Unis deviennent toujours moins gouvernables. C'est juste un autre exemple de ce phénomène et il y en aura d'autres.
Après les élections de mi-mandat en novembre, notamment marquées par la courte majorité obtenue par les républicains à la Chambre des représentants, il n'y a pas eu de contestation importante, pas de drame ni de psychodrame. Vous n'êtes tout de même pas rassuré après ce vote?
Non, je ne suis pas rassuré. Ce qu'on voit de plus en plus en Amérique, c'est que les exigences baissent. On nivelle tellement par le bas que même des résultats minimaux sont considérés comme des triomphes. Kevin McCarthy a nié l'élection de Joe Biden à la présidentielle. Donc, imaginer qu'il puisse devenir un leader, c'est effrayant.
Les élections de mi-mandat n'ont résolu en rien les problèmes structurels auxquels la démocratie américaine est confrontée
Par contre, je ne considérais pas l'élection de Donald Trump comme particulièrement effrayante. Je pensais que c'était plutôt une preuve de l'effondrement qu'une de ses causes. De même, je ne vois pas ces élections de mi-mandat comme une véritable source d'espoir, car elles n'ont rien fait pour apaiser les tensions profondes dans le système politique américain. Elles n'ont résolu en rien les problèmes structurels auxquels la démocratie américaine est confrontée.
Dans un sens, il est vrai que le pire a été évité. Mais d'un autre côté, il y a toujours 200 négationnistes de l'élection présidentielle en poste au gouvernement fédéral et ça pourrait facilement provoquer un effondrement en 2024 ou en 2028.
Selon l'une de nos récentes invitées, une grande partie des Américains et des Américaines souhaite retrouver le calme, une politique plus ennuyeuse après les années tempétueuses sous Donald Trump. Joe Biden leur aurait apporté cela. Est-ce que vous estimez vous aussi que les Américains aspirent à un calme durable plutôt qu'au chaos?
La politique américaine a de moins en moins de rapport avec ce que le peuple américain veut. Et les gens le sentent bien. Vous avez absolument raison de dire que la majorité des citoyens veut un gouvernement raisonnable. Ils ne sont pas si différents des gens au Canada ou en Europe. Ils veulent aussi bénéficier d'un gouvernement qui fonctionne. Le problème, c'est que le système ne le permet pas. C'est un peu paradoxal: d'un côté une nouvelle ère de calme est arrivée avec Joe Biden, mais en même temps, les parlementaires n'arrivent pas à choisir un leader pour la Chambre des représentants.
Les Américains ont soif de calme, mais ils ne l'auront pas
Le peuple américain veut absolument le calme. Mais ce n'est pas le peuple le problème. C'est le système de gouvernement, incroyablement archaïque, s'effondrant simplement parce qu'il est inadapté à l'époque et ne permet pas d'accéder à cette sérénité.
Par exemple, une immense majorité des Américains soutient l'idée d'imposer des contrôles raisonnables des armes à feu. Mais leur gouvernement est incapable de leur fournir cela. Les Américains ont soif de calme mais ils ne l'auront pas.
Vous avez vu le rapport de la commission d'enquête parlementaire sur l'attaque du Capitole, le 6 janvier 2021. Il y avait tout un système et une volonté délibérée d'attaquer le Capitole, d'inverser les résultats de l'élection présidentielle. On a découvert semaine après semaine, audition après audition, l'ampleur de ce qui s'était passé. Qu'est-ce que cela vous inspire?
Je travaille évidemment sur cette matière depuis de nombreuses années. Je suis allé parler aux miliciens des "Oath Keepers", j'ai eu régulièrement affaire à des membres de l'extrême-droite, en tant que journaliste. Donc, le 6 janvier ne m'a pas du tout surpris. Pour moi, c'était un peu comme l'attentat du World Trade Center de 1993: un prélude à ce qui va suivre, car les attaquants du Capitole n'étaient pas si bien organisés que ça.
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Je comprends que la Commission d'enquête ait appelé ça une insurrection mais, à mes yeux, cet événement n'a pas vraiment atteint le niveau d'organisation d'un véritable coup d'Etat. Il s'agissait plutôt d'une émeute inspirée par les médias sociaux.
L'attaque du Capitole était un avertissement. La prochaine fois, ce sera beaucoup plus grave, mieux organisé, mieux armé et mieux planifié
Ce que ça m'inspire, c'est une peur profonde. Je savais que ça allait arriver, mais, à mon sens, le plus gros est encore à venir. C'était un avertissement sur ce qui pourrait vraiment arriver. Et la prochaine fois, ce sera beaucoup plus grave, mieux organisé, mieux armé et mieux planifié.
Vous avez parlé à beaucoup de monde pour écrire votre livre, y compris des militaires, des policiers, des experts. Est-ce que ces gens-là travaillent sur des scénarios de guerre civile, sur ces modèles? Et que font-ils pour tenter de les éviter?
Dans le premier scénario du livre, l'armée américaine affronte un groupe insurrectionnel sur un pont. Ça se passe dans un comté qui fait sécession, qui décide de ne plus écouter le gouvernement fédéral. J'ai pris ce scénario directement du colonel responsable de la planification des militaires.
Une chose que Joe Biden a faite et qui n'a pas beaucoup retenu l'attention, c'est la création d'une unité spécialisée dans la lutte contre le terrorisme intérieur au sein du ministère de la Justice. Ils prennent ça très au sérieux et c'est encourageant.
Il est très difficile de gérer l'extrémisme intérieur, surtout dans un pays aussi axé sur la liberté que les Etats-Unis. Les possibilités de rappel à l'ordre sont limitées. On ne peut pas non plus suspendre les libertés civiles comme on a pu le faire au Canada et dans la plupart des pays d'Europe. De plus, l'infiltration de ces révolutionnaires de la droite dure dans le courant politique dominant au Congrès et dans les services de police fait qu'il est très difficile de les repérer.
Est-ce qu'il y a des aspects plus sociétaux, plus politiques, sur lesquels intervenir pour apaiser la société américaine, pour éviter cette guerre civile?
Le système politique des Etats-Unis fonctionne sur la rage et la colère. Il y aurait beaucoup de choses à faire pour abaisser la température de la politique américaine, comme des primaires ouvertes, hors des deux partis. Ce serait quelque chose d'évident pour retirer beaucoup d'extrémisme de la politique traditionnelle.
Le système politique des Etats-Unis fonctionne sur la rage et la colère
Cependant, les partis ne le feront pas car c'est dans leur intérêt de maintenir le niveau de colère au sein de la politique. Ça leur permet de récolter facilement de l'argent. Par exemple, la décision de la Cour suprême sur l'avortement va permettre aux démocrates de récolter facilement de l'argent à l'infini. La politique identitaire va permettre aux républicains de lever des fonds facilement et pour toujours.
Donc, ils ne veulent pas résoudre ces problèmes. Ils ne cherchent pas de solutions politiques qui pourraient convenir aux deux camps. Ils ont besoin de la rage pour faire tourner leur machine.
Est-ce que vous gardez une lueur d'espoir sur la capacité des Etats-Unis à se réinventer, notamment concernant leur système politique?
J'ai beaucoup d'espoir pour l'Amérique dans le sens où elle a toujours réussi à nous surprendre. Et elle a réussi, à de très nombreux moments de son histoire, à se réinventer en profondeur. Mais l'Amérique ne va pas basculer spontanément dans des temps meilleurs.
La structure du système politique américain est archaïque. La France est dans sa cinquième république, mais l'Amérique est toujours dans sa première république. De façon très étrange, c'est l'ultime contradiction de ce pays: sa politique très traditionnelle contient ce potentiel révolutionnaire.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey/gm