Modifié

Dans la région de Bakhmout, Kiev continue à résister à l'offensive russe pour gagner du temps

En Ukraine, l'hiver s'est installé et les combats ont ralenti partout dans le pays, sauf à Bakhmout. Dans cette région de l'oblast de Donetsk (est), la bataille fait rage. Les forces russes sont à la manoeuvre, mais les Ukrainiens opposent une résistance farouche, avec pour idée d'épuiser l'ennemi et de relancer des offensives au printemps.

A Bakhmout et dans ses environs, notamment à Soledar, petite ville située à seulement dix kilomètres au nord-est, les échanges de tirs s'enchaînent maintenant depuis près de six mois. Pendant les 100 premiers jours de la bataille, c'est essentiellement l'armée russe qui était impliquée. Elle a depuis été grande partie remplacée par le groupe de mercenaires Wagner, propriété de l'oligarque Evegueni Prigojine.

Ce changement a coïncidé avec un véritable durcissement de l'affrontement. Sur les ondes de la RTS, le rédacteur en chef de la Revue militaire suisse Alexandre Vautravers évoquait ainsi "le Verdun du conflit ukrainien". Une comparaison aussi faite par le lieutenant-général Frederick B.Hodges, ancien commandant général américain en Europe.

>> Lire à ce propos : Alexandre Vautravers: "Cet hiver en Ukraine, on va alterner entre accalmies et moments de combat très intenses"

La bataille de Verdun de 1916 entre armées allemande et française a fait 305'000 morts et 400'000 blessés. Si les bilans ne sont pas comparables à Bakhmout, la logique semble similaire: des combats extrêmement sanglants, des bombardements incessants, des tranchées, et surtout l'idée que la mort de nombreux soldats est ici nécessaire pour s'imposer et infliger le plus de pertes possibles à l'ennemi.

Des soldats par vagues

Les images qui parviennent de la ville et de ses faubourgs montrent une cité en ruines, particulièrement dans sa partie est. Immeubles éventrés, voitures calcinés, débris et autres infrastructures qui menacent de s'écrouler. Les témoignages de soldats ukrainiens revenus de ce front évoquent depuis de nombreuses semaines des vagues incalculables de soldats russes qui tentent d'avancer, se font tuer puis sont remplacés par d'autres soldats. Le terme "zombie" est souvent utilisé pour décrire les effectifs russes, qui apparaissent inépuisables.

Des soldats évoquent aussi l'odeur insupportable qui émane des nombreux corps de soldats russes laissés sur le champ de bataille. Kiev, de son côté, bien que continuant à résister, connaît aussi des pertes extrêmement importantes. Chaque jour, des dizaines et des dizaines de cadavres de soldats ukrainiens sont récupérés.

Un immeuble détruit lors d'un bombardement dans la ville de Bakhmout, le 5 janvier 2023. [reuters - Clodagh Kilcoyne]
Un immeuble détruit lors d'un bombardement dans la ville de Bakhmout, le 5 janvier 2023. [reuters - Clodagh Kilcoyne]

Un choix stratégique déterminé?

L'été passé, lorsque l'artillerie russe bombardait de manière massive les villes de Severodonetsk, puis de Lyssytchansk, dans l'oblast voisin de Lougansk, Volodymyr Zelensky avait ouvertement dit douter de la pertinence de perdre 100 soldats par jour pour des cités déjà en ruine.

A Bakhmout, et dans une moindre mesure à Soledar, ce doute semble désormais plus lointain: dans un message diffusé sur les réseaux sociaux lundi, le président ukrainien a remercié "tous les soldats qui protègent Bakhmout et ceux de Soledar", écartant donc, a priori, l'idée de battre en retraite pour l'instant.

Lors de sa visite aux Etats-Unis le 21 décembre dernier, Volodymyr Zelensky avait aussi remis à Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre de représentants, un drapeau ukrainien signé par des militaires opérant à Bakhmout. Un signe supplémentaire de l'intérêt que voit maintenant l'Ukraine à résister dans cette ville de l'est, vidée de plus de 90% de ses habitants.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky présente un drapeau ukrainien qui lui a été donné par les défenseurs de Bakhmut à la présidente de la Chambre des États-Unis Nancy Pelosi lors d'une réunion conjointe du Congrès américain. [reuters - Jonathan Ernst]
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky présente un drapeau ukrainien qui lui a été donné par les défenseurs de Bakhmut à la présidente de la Chambre des États-Unis Nancy Pelosi lors d'une réunion conjointe du Congrès américain. [reuters - Jonathan Ernst]

Si la prise de Bakhmout par l'armée russe serait avant tout symbolique, en cela qu'elle représenterait la première vraie victoire pour Moscou depuis plusieurs mois, l'importance stratégique de cette ville semble moins évidente pour l'Ukraine.

Une analyse du Foreign Policy Research Institute, un groupe de réflexion américain, démontre toutefois que la défense de la région pourrait avoir des conséquences positives pour Kiev dans la poursuite de la guerre.

Les auteurs de l'étude, Rob Lee et Michael Kofman, deux analystes militaires reconnus, estiment en effet que la guerre d'attrition (une guerre censée épuiser les ressources ennemies en hommes et en matériel, ndlr) menée à Lyssytchansk et à Severodonetsk durant l'été avait grandement contribué aux offensives extrêmement réussies de l'automne dans la région de Kharkiv et de Kherson, deux défaites extrêmement embarrassantes pour le Kremlin.

>> Revoir le reportage du 19h30 sur la reprise de Kherson par les forces ukrainiennes :

Après trois mois de contre-offensive, les troupes ukrainiennes ont repris le contrôle de Kherson
Après trois mois de contre-offensive, les troupes ukrainiennes ont repris le contrôle de Kherson / 19h30 / 4 min. / le 20 novembre 2022

Pour ces experts, l'acceptation d'une véritable bataille rangée à Bakhmout aurait donc, au fond, le même but: épuiser suffisamment les troupes russes pour pouvoir relancer des offensives au printemps. La seule question reste de savoir quel impact aura alors la nouvelle mobilisation décrétée par la Russie.

>> Lire également : En Ukraine, Moscou piétine sans montrer de signes de fléchissement

L'inconnue des résultats de la mobilisation

En septembre, Vladimir Poutine avait décrété une mobilisation de 300'000 hommes. Pour la plupart, ces nouveaux conscrits étaient peu ou mal entraînés. D'après les spécialistes, il est relativement incertain de penser qu'ils puissent changer le cours de la guerre en 2023, l'encadrement russe restant passablement déficient et le matériel de qualité venant à manquer.

Même une nouvelle mobilisation de 500'000 hommes, comme a dit le craindre Vadym Skibitsky, le chef adjoint des renseignements ukrainiens, pourrait ne pas avoir l'effet escompté. "Je ne pense pas que la mobilisation change la donne. Ce n’est pas un surcroît d’effectif suffisant pour faire basculer le rapport de force. Au début, les Russes étaient à quatre contre un, aujourd’hui ils sont à un peu plus d’un contre un. La qualité de l’armée russe baisse depuis un an, contrairement à l’armée ukrainienne", explique le général français Michel Yakovleff, ancien vice-chef d'État-major du SHAPE à l'Otan, dans un article du Figaro. "A Bakhmout, ils connaissent des problèmes de munitions, ils doivent parfois limiter leurs tirs", ajoute-t-il.

La pertinence de nouvelles mobilisations est sans surprise corrélée à la production d'armes. Or Moscou serait ici désavantagé selon le général et ne pourrait pas rivaliser avec l'aide occidentale. "Aucune de nos industries n'est calibrée pour faire Verdun tous les jours, mais l'Ouest est davantage capable de hausser le ton que l'industrie russe".

L'armée ukrainienne chercherait quant à elle à mettre sur pied trois nouveaux corps d'armée d'ici mars 2023, pour un volume estimé de 75'000 hommes.

Un soldat ukrainien dissimulé avec un tank dans une forêt sur la ligne de front de Bakhmut, le 8 janvier 2023. [afp/anadolu - Diego Herrera Carcedo]
Un soldat ukrainien dissimulé avec un tank dans une forêt sur la ligne de front de Bakhmut, le 8 janvier 2023. [afp/anadolu - Diego Herrera Carcedo]

Une tactique pas sans risque

Pour la plupart des sources militaires, notamment au Pentagone, la résistance dans la région de Bakhmout est donc sensée du point de vue stratégique. De nombreux militaires affirment toutefois qu'il ne faudra pas se laisser emporter par une symbolique jusqu'au-boutiste qui pourrait retarder une éventuelle retraite nécessaire.

Quant à la reprise d'offensives au printemps, rien n'est encore prévisible. L'Ukraine pourrait tenter de nouvelles percées derrière le fleuve Dniepr pour avancer au sud de Kherson en direction de la Crimée, ou encore essayer de reprendre Marioupol pour infliger une nouvelle défaite symbolique à la Russie.

Côté russe, plusieurs scénarios jugent crédibles que le Kremlin décide à nouveau, à l'aide de mobilisés, de se lancer à l'assaut de Kiev, mais peu estiment une prise de la ville possible vu l'état actuel de l'armée. Le conflit devrait donc selon toute vraisemblance encore durer, alors qu'aucune proposition de négociation n'est sur la table.

>> Regarder aussi le 19h30 faire le point sur la situation sur le terrain vendredi dernier :

En Ukraine, des tirs ont été signalés en dépit du cessez-le-feu décrété unilatéralement par la Russie
En Ukraine, des tirs ont été signalés en dépit du cessez-le-feu décrété unilatéralement par la Russie / 19h30 / 2 min. / le 6 janvier 2023

Tristan Hertig

Publié Modifié