Au mois de novembre dernier, New Delhi a joué un rôle important à Bali dans la déclaration finale du G20 concernant la situation en Ukraine. Dans sa prise de position, le forum intergouvernemental disait, entre autres, que "cette ère ne devait pas être celle de la guerre" et soulignait la nécessité de promouvoir "la diplomatie et le dialogue".
"Cette ère n'est pas celle de la guerre" était mot pour mot la phrase que le Premier ministre indien Narendra Modi avait déjà adressée à Vladimir Poutine lors d'une rencontre au mois de septembre 2022 à Samarkand, en Ouzbékistan.
Un appel au pacifisme et à la négociation, mais aucune condamnation ferme de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Jusqu'à présent, l'Inde a résisté aux pressions européennes et américaines à ce sujet et n'a repris aucune des sanctions à l'encontre de Moscou.
"Business as usual", et plus encore
Bien au contraire, l'Inde a continué à faire des affaires avec la Russie et parfois de très bonnes affaires, comme avec le pétrole.
Jusqu'en mars 2022, soit avant le début de l'offensive en Ukraine, la Russie ne représentait que 0,2% des importations de pétrole indiennes. Presque un an plus tard, elles comptent pour plus de 22% du total. Moscou est désormais le fournisseur numéro un de New Dehli. Cerise sur le gâteau, pour accepter d'écouler ce pétrole russe destiné à la base à l'Europe, les Indiens bénéficient de rabais importants, qui peuvent atteindre plus d'un tiers du prix du marché.
Interrogé en fin d'année dernière par le New York Times, le ministre indien des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar justifiait sans détour cette stratégie économique. D'après lui, ce pétrole russe bon marché est une aubaine, car il permet de soutenir les 7% de croissance annuel d'un pays de presque 1,4 milliard d'habitants et ainsi de sortir des millions de personnes de la pauvreté. "Le temps où les problèmes de l'Europe étaient les problèmes du monde et où les problèmes du monde n'étaient pas ceux de l'Europe est révolu", résumait-il.
Alors qu'elle n'était que 25e, la Russie est devenue depuis la guerre en Ukraine le cinquième partenaire commercial de l'Inde: une situation qui profite aussi à Moscou. Ne disposant plus de ses fournisseurs occidentaux, le Kremlin est à la recherche de nombreuses marchandises. Fin 2022, une liste de demandes pour 500 produits a ainsi été envoyée au ministère du commerce indien. On y retrouve des pièces détachées pour des voitures, des avions, des trains, mais aussi des produits chimiques ou encore de l'électronique.
Les discussions seraient encore en cours, mais l'Inde semble résolue à exporter davantage en direction de la Russie pour une raison simple. En 2022, elle n'a exporté que 230 millions de dollars de biens vers le pays des tsars. Elle voit donc d'un mauvais oeil son déficit extérieur se creuser avec ce partenaire commercial.
Selon Hubert Testard, spécialiste de l'Asie et des enjeux économiques internationaux, "l'Inde est devenue la première cible du pivot vers l'Asie pour échapper aux sanctions". Et de détailler: "Au cours du premier trimestre 2022, la progression des exportations russes vers l'Inde a été cinq fois plus rapide que celles destinées à la Chine (+244% contre +50%)".
Si la levée des mesures sanitaires en Chine devrait relancer les échanges avec la Russie et rééquilibrer ce différentiel de taille, force est de constater que l'Inde est devenue un acteur plus incontournable que jamais pour Moscou depuis le début de son invasion de l'Ukraine.
La Russie, un partenaire militaire historique
Au-delà du secteur civil, la Russie est un partenaire clef de l'Inde dans l'industrie de défense. Dans un rapport publié en 2020, le think tank américain Stimson Center, spécialisé dans les questions de sécurité, estimait que près de 90% du matériel militaire indien avait une origine russe.
Fusils d'assaut AK-203, avions de combat mais aussi chars, systèmes de défense antiaérienne, missiles sol-air, lance-roquettes, sous-marins ou encore le porte-avion INS Vikramaditya, autrefois appelé l'amiral Gorskhov. L'Inde est grandement dépendante de Moscou pour l'acquisition de ses technologies militaires, une tradition qui était déjà en vigueur durant la Guerre froide.
Pour New Dehli, sanctionner Moscou s'avérerait donc délicat. Surtout que le pays s'estime déjà suffisamment menacé, avec la Chine et le risque toujours présent d'incidents avec le voisin pakistanais.
Du non-alignement au numéro d'équilibriste
Au final, l'Inde de Narendra Modi semble à première vue ne pas déroger à sa règle de pays non-aligné. Elle entend avant tout ne pas choisir de suivre une quelconque grande puissance, pour se concentrer exclusivement sur ses intérêts économiques et sa sécurité nationale.
Dans les faits pourtant, son attitude pourrait s'apparenter davantage à celle d'un équilibriste, voire d'un contorsionniste. C'est par exemple le cas lorsqu'elle participe en septembre 2022 à un exercice militaire avec la Russie mais également avec le grand rival chinois. Alors même qu'elle fait partie de la coalition Quad (avec les Etats-Unis, le Japon et l'Australie, ndlr), qui a pour but essentiel d'assurer la liberté de navigation dans la région Indo-Pacifique: en d'autres termes, de contenir la montée en puissance... de Pékin.
Même si la situation semble devenir de plus en plus compliqué, New Dehli continue à s'accommoder de jongler avec ses alliés. Ces derniers, bien que sans doute frustrés de cette ambivalence, ne disposent pas des cartes suffisantes pour forcer ce géant à choisir un camp.
A Moscou, l'Inde est économiquement vitale. A Washington, elle est d'abord une garantie sécuritaire face à l'Empire du Milieu mais aussi une alternative de plus en plus crédible pour remplacer ses chaînes d'approvisionnements en Chine. Lors d'une récente visite, la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen avait ainsi dit que les Etats-Unis souhaitaient "se diversifier" en s'écartant des pays qui présentent "des risques géopolitiques et sécuritaires". A cette occasion, elle avait désigné l'Inde comme "un partenaire commercial de confiance".
Alors que certains économistes estiment de plus en plus souvent que le 21e siècle sera le siècle de l'Inde, et non plus de la Chine, "la plus grande démocratie du monde" semble sûre de ses forces. Avec les coudées franches, elle estime avoir le droit de tracer sa route, sans se plier à des exigences externes.
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Indifférente aux attentes des Occidentaux comme à celles de l'Ukraine, elle s'impatiente toutefois face à la durée du conflit, qui pénalise d'après elle lourdement l'économie indienne en particulier, avec la hausse des prix des denrées alimentaires, et plus généralement celles des pays émergents du "Grand Sud".
Des conséquences qui ne feraient que ralentir l'inéluctable, selon Subrahmanyam Jaishankar: "Un monde qui est encore très profondément occidental est en train de disparaître avec cette guerre pour être remplacé par un monde d'alignements multiples, où les pays choisiront leurs propres politiques, préférences et intérêts particuliers".
Tristan Hertig