A 25 ans, Sarasadat Khademalsharieh - aussi appelée Sara Khadem - est apparue sans foulard lors des championnats du monde d'échecs de parties rapides de la Fédération internationale des échecs (FIDE) fin décembre à Almaty, au Kazakhstan.
Ce geste n'est pas passé inaperçu alors que les Iraniennes sont tenues de respecter le code vestimentaire de la République islamique, notamment en se couvrant la tête lorsqu'elles représentent leur pays lors d'événements internationaux.
Cette décision est considérée comme un signe de soutien aux manifestations qui ont lieu en Iran depuis la mort le 16 septembre de Mahsa Amini, 22 ans, après son arrestation à Téhéran pour un voile incorrectement porté.
Malgré une mobilisation rare depuis la Révolution islamique de 1979, le régime des mollahs mène une répression sans merci contre les manifestants. Au moins 100 personnes sont menacées de la peine capitale, selon un rapport de l'ONG Iranian Human Rights.
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17e joueuse mondiale
Peu après la diffusion des premières images de Sara Khadem sans le hijab obligatoire, la Fédération iranienne des échecs a rapidement pris ses distances avec celle qui est 17e mondiale au classement féminin selon le classement de la FIDE.
"Cette joueuse d'échecs a participé à titre personnel et à ses propres frais" au tournoi, a déclaré le 28 décembre son directeur Hassan Tamini, cité par l'agence de presse Fars. "Khademalsharieh n'a pas participé à ces compétitions par l'intermédiaire de la Fédération. Elle y est allée de façon indépendante", a-t-il insisté.
"Nous ne nous attendions pas à ce que cette joueuse d'échecs fasse cela car elle avait participé aux tournois précédents dans le respect des normes", a encore souligné Hassan Tamini. La photo de profil de Woman Grandmaster sur le site web de la FIDE la montre en effet portant un foulard bleu foncé, même s'il ne couvre pas tous ses cheveux.
Appels menaçants
Après le championnat, Sara Khadem a renoncé à rentrer en Iran par crainte des représailles. Le journal espagnol El País a annoncé son installation en Espagne avec son mari, le réalisateur Ardeshir Ahmadi, et leur enfant.
"J'ai décidé de clarifier les rumeurs selon lesquelles j'aurais demandé l'asile. En réalité, je n'en ai pas besoin grâce à mon succès dans mon domaine et à mon mari, qui possède plusieurs nationalités", a précisé Sara Khadem le 3 janvier sur son fil Instagram, en légende de la photo qui la montre sans voile au Kazakhstan (voir ci-dessus). Elle assure également que sa décision de s'exiler "n'est pas politique".
C'est une décision familiale, pas politique. L'Iran reste notre patrie et nous reviendrons quand ce sera le bon moment
Une source proche de la joueuse, citée par l'agence Reuters, assure néanmoins que la jeune femme a reçu après le tournoi plusieurs appels téléphoniques menaçants qui la mettaient en garde contre un retour en Iran. D'autres l'invitaient à rentrer, promettant de "résoudre son problème". Les parents et des proches du grand maître féminin, qui résident en Iran, auraient aussi été l'objet de menaces.
La police kazakhe, informée des appels menaçants, avait placé quatre gardes du corps devant sa chambre d'hôtel, a encore précisé la source.
Surveillance continue
Sara Khadem n'est pas la première joueuse à s'exiler pour échapper au joug imposé par Téhéran. Avant elle, Mitra Hejazipour, Ghazal Hakimifard, Atousa Pourkashiyan et Dorsa Derakhshani ont décidé d'émigrer pour des raisons similaires. Elles jouent désormais pour leur pays d'accueil, respectivement la France, la Suisse et les Etats-Unis pour les deux dernières citées.
Atousa Pourkashiyan a d'ailleurs également participé aux championnats d'Almaty, au Kazakhstan, sans couvrir ses cheveux.
"Sara a exprimé son opinion à travers son geste", commente Shohreh Bayat, une autre joueuse iranienne interrogée par la RTS. A Londres depuis trois ans, celle qui arbitre désormais des compétitions internationales d'échecs avait dû renoncer à rentrer en Iran après un match en Chine.
La Fédération iranienne avait jugé que son voile ne couvrait pas assez ses cheveux. "On traverse beaucoup d'émotions quand on est sans cesse obligée de porter un voile et puis, à un moment donné, ça devient insupportable", confie-t-elle. Au point de changer de vie et de tout laisser derrière elle. Ce n'est qu'un an et demi après sa fuite que son mari pourra la rejoindre au Royaume-Uni.
Selon les tournois, des représentants de la police des moeurs sont là. Parfois, ce sont des femmes, parfois, ce sont des hommes. Ils te suivent tout le temps, partout. Leur job, c'est de te surveiller et de te ramener en Iran
Pour Shohreh Bayat, il est aujourd'hui capital que tout le monde sache ce qui se passe dans le monde des échecs et en Iran. Outre le port du hijab, conformément à la loi iranienne, les relations des joueurs avec leurs adversaires internationaux sont scrutées. "Parler avec un Israélien, par exemple, c'est illégal", explique-t-elle.
L'interdiction faite aux joueurs iraniens d'affronter des Israéliens ou des Américains, deux pays ennemis de l'Iran, représente également un frein majeur à leur carrière. C'est d'ailleurs cette contrainte qui a largement motivé le jeune prodige Alireza Firouzja à partir vivre en France en 2019. Depuis, c'est pour ce pays qu'il concourt au niveau international.
Fédération critiquée
En évoquant tout cela, Shohreh Bayat ne décolère pas. Militante dans l'âme, elle dit s'être attiré les foudres du président de la Fédération internationale des échecs, le Russe Arkady Dvorkovich, pour avoir porté un t-shirt "Women, Life, Freedom" ("Femmes, vie, liberté") lors du World Fischer Random Chess Championship fin octobre à Reykjavik, en Islande, où elle était arbitre.
Priée d'aller se changer, elle a ensuite revêtu les couleurs nationales ukrainiennes. "Il m'a fait comprendre que je ne devais pas mélanger sport et politique", a-t-elle expliqué à la RTS. "Depuis que je défends ouvertement les droits humains en Ukraine et en Iran, on ne me juge plus adéquate en tant qu'arbitre", tacle-t-elle sur Twitter.
En évoquant le nom d'Arkady Dvorkovich, Shohreh Bayat sait qu'elle prend des risques. Le président de la FIDE a été vice-président dans le gouvernement de Dmitri Medvedev, de 2012 à 2018. "En me demandant de changer de tenue alors qu'il n'y a pas de dress code aux échecs, il rompt les valeurs de la Fédération qui doit défendre les droits humains", accuse-t-elle.
"Quand j'ai agi ainsi, je me suis dit que c'était peut-être le dernier match que j'arbitrais, mais peu importe. Je suis Iranienne, je dois penser à mon pays, me battre pour la liberté. Là-bas, les gens perdent la vie pour ça, je peux prendre le risque de perdre mon travail".
Contactée, la Fédération internationale des échecs, basée à Lausanne, n'avait pas répondu aux questions de la RTS vendredi soir.
Laurent Burkhalter et Juliette Galeazzi
Plusieurs gestes de solidarité dans le sport
Certaines athlètes sont récemment apparues dans des compétitions sans se couvrir la tête. En octobre, la grimpeuse Elnaz Rekabi ne portait qu'un bandeau lors d'une épreuve de compétition aux Championnats d'Asie d'escalade à Seoul.
Elle est revenue dans son pays comme une héroïne et une dizaine de personnes l'ont applaudie à son arrivée à l'aéroport international de Téhéran. L'athlète s'était excusée pour l'incident et avait insisté sur le fait que son foulard avait accidentellement glissé.
Le sport est devenu une arène extrêmement sensible pendant les manifestations. Plusieurs athlètes féminines de premier plan ont exprimé leur soutien à la contestation, tout comme des footballeurs masculins célèbres.
afp