Si les combats s'enlisent à l'est de l'Ukraine, les lignes bougent parmi les soutiens occidentaux de Kiev, qui ont longtemps rechigné à livrer des armements plus lourds. Début janvier, la France, l'Allemagne et les Etats-Unis ont notamment promis l'envoi de chars blindés légers. "Ces récentes promesses sont importantes, et je m'attends à ce qu'il y en ait davantage dans un futur proche", a commenté dimanche le secrétaire général de l'Otan Jens Stoltenberg.
Car, d'une posture défensive dans les premiers mois de la guerre, l'Ukraine est peu à peu passée, grâce au soutien de l'Otan, de l'Union européenne et de ses alliés, en position de pouvoir contre-attaquer, ce qu'elle a fait victorieusement à la fin de l'été dernier. Elle prépare désormais une offensive et affirme qu'elle est "capable de gagner la guerre cette année".
Pour faire la différence lors de cette offensive, elle a besoin d'armes plus lourdes et plus modernes, note l'expert militaire français Dominique Trinquand. "Jusqu'ici, l'Ukraine a utilisé de l'armement essentiellement d'origine soviétique (...) Ce matériel était plutôt usagé, et beaucoup a été détruit", explique-t-il dans La Matinale.
Kiev réclame notamment des équipements qui ne sont plus utilisés par les Occidentaux, comme les chars allemands Leopard 1 ou d'autres types de matériels plus anciens qui dorment dans les réserves des Etats européens. Ce sont des stocks qui n'auraient pas besoin d'être reconstitués une fois utilisés, souligne Léo Péria-Peigné, chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri).
L'ultime tabou allemand?
L'envoi d'armements lourds constituerait toutefois un tournant, en particulier pour l'Allemagne, très réticente sur la question depuis le début de l'invasion. Par crainte d'une escalade militaire ou d'un élargissement du conflit, d'une part. Mais il y a aussi un côté historique et idéologique, observe Ulrike Franke, experte rattachée au Conseil européen de relations internationales (ECFR), dans l'émission Tout un monde.
"L'Allemagne a peur de voir des armes allemandes tuer des soldats russes, comme pendant la Deuxième Guerre mondiale. En politique allemande, il y a toujours l'idée (...) que les armes ne peuvent pas être une solution", dit-elle.
Mais plusieurs tabous ont évolué ces derniers mois dans le pays, d'autant qu'au fil des différents soutiens et livraisons d'armes européennes, il n'y a pas vraiment eu de réponse directe de Moscou, en dehors des condamnations diplomatiques, note Ulrike Franke.
Une importante réunion des ministres de la Défense doit se tenir vendredi sur ce sujet dans la base militaire américaine de Ramstein, en Allemagne. "S'ils veulent annoncer quelque chose, ce serait un bon moment", évalue Ulrike Franke. Mais alors que les pressions s'accentuent sur le chancelier allemand, "on ne sait pas si Olaf Scholz a changé d'avis, ou s'il y a eu des négociations entre partenaires européens en coulisses".
"Tous les moyens nécessaires" en Russie
Côté russe, on s'active aussi pour tenter de garantir un approvisionnement en engins de guerre modernes. Depuis le début de "sa" guerre en Ukraine, Vladimir Poutine a enjoint plusieurs fois les responsables du complexe militaro-industriel russe à accroître leur production et à optimiser les équipements. Et face aux récentes annonces occidentales, c'est désormais une nécessité presque absolue pour Moscou.
Ainsi, le 21 décembre dernier, Vladimir Poutine promettait aux forces armées "tous les moyens humains et financiers nécessaires" pour mener à bien leur invasion. Deux jours plus tard, il visitait une usine d’armement en compagnie de l’ensemble des responsables nationaux du secteur. Un signe clair que si les autorités russes veulent remporter leur pari, elles doivent être en mesure de produire des armes plus rapidement.
Pour atteindre cet objectif, la Russie devra toutefois contourner un obstacle important: l’embargo technologique occidental.
Le futur, c'est maintenant
Un Occident dont il est difficile d'évaluer précisément les capacités. "L'Europe n'a pas été équipée pour une guerre de haute intensité à ses frontières depuis des années", estime la spécialiste de la défense européenne Gesinne Weber. Ces dernières années, l'accent a plutôt été mis sur la "lutte anti-terroristes", souligne-t-elle. "Donc plus la guerre dure, plus il sera compliqué pour les Européens de maintenir des stocks critiques."
"Pour se préparer à un conflit de haute intensité, on va devoir passer d'un paradigme de flux tendu à un paradigme de stocks. Mais évidemment, ça va prendre du temps", commente Julien Malizard, chercheur à l'Institut français des hautes études de défense nationale (IHEDN).
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Avec le risque de voir la défense des grandes puissance européennes se désarmer au profit de l'Ukraine? "Je ne dirais pas que les armées s'affaiblissent, car elles gardent évidemment une capacité critique", estime Gesinne Weber. Mais cette crainte existe certainement, juge pour sa part Ulrike Franke. "En Allemagne, on en parle beaucoup", d'autant que ce pays a "toujours eu des problèmes de matériel pour la Bundeswehr", poursuit l'experte.
"Mais d'un autre côté, les Européens ont compris que c'est aussi l'Ukraine qui défend la sécurité européenne. Donc c'est un peu bizarre de garder du matériel pour soi, en disant 'si jamais'. 'Si jamais', c'est s'il y a une guerre en Europe. Et c'est aujourd'hui!"
Traitements radio et interviews: Nicolas Vultier, Jean-Didier Revoin, Eric Guevara-Frey
Texte web: Pierrik Jordan
Stopper la guerre au plus vite, ou la gagner?
Haut-fonctionnaire français et spécialiste de la Russie, Cyrille Bret rappelle que l'attitude des Occidentaux dépend aussi de leurs objectifs réels en soutenant Kiev. "Exporter du matériel de guerre, c'est évidemment alimenter et prolonger le combat. Donc ça dépend si l'objectif des soutiens de l'Ukraine est la cessation la plus rapide du conflit ou une victoire de l'Ukraine", dit-il.
D'après le chercheur associé à l'institut Jacques Delors, "la préoccupation de l'Otan et de l'UE est d'abord défensive, c'est d'empêcher la Russie et son allié biélorusse de remettre en cause, par les armes, les frontières internationalement reconnues. Et aussi de protéger les populations civiles."
La "neutralité" suisse critiquée
Les relations entre la Suisse et l'Allemagne étaient au coeur d'une rencontre lundi soir entre Guy Parmelin, Albert Rösti et le vice-chancelier allemand Robert Habeck, en marge du Forum économique de Davos. S'il a beaucoup été question d'énergie, la guerre y avait aussi sa place.
En effet, la Suisse refuse que l'Allemagne réexporte du matériel de guerre helvétique vers l'Ukraine. Elle a récemment adopté une position similaire vis-à-vis de l'Espagne.
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Cette posture est toutefois critiquée en Europe, notamment par Robert Habeck. Membre des Verts allemands, il rappelle que son parti a longtemps affirmé qu'il ne livrerait pas d'armes dans les conflits armés. "Jusqu'à ce que cette guerre nous fasse prendre conscience que dans les conflits, il y a des agresseurs et des victimes. Et que l'on ne peut pas, à mon avis, se tenir à l'écart sans en assumer la responsabilité", explique-t-il au micro de la RTS.
Il a donc estimé qu'il serait "juste et utile que la Suisse reconsidère sa position et livre des armes à l'Ukraine".
Interrogée dans Tout un monde sur cette position suisse, Ulrike Franke confirme que cela peut être perçu comme un problème en Ukraine, et que ça pourrait créer des problèmes à long terme pour l'industrie de défense suisse.
"S'il devient clair que si on achète un système fabriqué en Suisse, ou par une firme suisse, on ne peut plus le réexporter, même s'il y a une guerre en Europe (...) il va y avoir des discussions sur la pertinence d'acheter en Suisse", prévient-elle.
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