En Inde, "des gens de religions différentes mais de niveau économique équivalent habitaient à côté. Aujourd'hui, on a effectivement une dynamique d'apartheid au sens où les musulmans, les chrétiens vont se regrouper quel que soit leur niveau socio-économique", affirme Charlotte Thomas, politiste indépendante, invitée de Géopolitis. La chercheuse, autrice du livre Pogroms et ghetto, les musulmans dans l'Inde contemporaine (Editions Karthala, 2018), souligne que s'il faut prendre beaucoup de précautions avec la notion d'apartheid qui reste très connotée, "l'espace géographique, notamment urbain, est de plus en plus ségrégué entre les différentes minorités religieuses" en Inde.
Depuis neuf ans, le pays est dirigé par Narendra Modi, Premier ministre ultranationaliste, et son parti le Bharatiya Janata Party (BJP). "Le gouvernement actuel, ainsi que tous les groupes qui sont liés à ce gouvernement, des groupes assez violents comme le RSS [ndlr. groupe nationaliste hindou et paramilitaire], veulent mettre en place une suprématie hindouiste", explique Charlotte Thomas. Les minorités chrétiennes et musulmanes sont mises à la marge de la société hindoue.
Le gouvernement actuel veut mettre en place une suprématie hindouiste
Les musulmans représentent la plus importante minorité en Inde, avec 14,2% de la population, suivis par les chrétiens qui comptent pour 2,3% des Indiens. Les violences et les heurts interconfessionnels sont réguliers et récurrents dans ce pays. Il y a deux ans, une cinquantaine de personnes, surtout musulmanes, avaient perdu la vie lors d'affrontements en lien avec une modification de la loi sur la citoyenneté défavorable aux musulmans. En 2002, dans l'Etat du Gujarat, des émeutes avaient fait plus de 1200 victimes, majoritairement musulmanes, après la mort d'une soixantaine de pèlerins hindous dans l'incendie de leur train. A l’époque, Narendra Modi était à la tête de cet Etat, qu'il a dirigé jusqu'à sa nomination comme Premier ministre indien, après la victoire de son parti aux élections générales de 2014.
Nationalisme et néolibéralisme
Reconduit en 2019, Narendra Modi semble en bonne position pour remporter un troisième mandat, en 2024. Son programme politique s'appuie sur un projet identitaire mais aussi sur une programme économique néolibéral. "Ce régime identitaire fonctionne parce qu'il est accompagné aussi de ce registre économique qui séduit les très grands groupes, très riches, comme Ambani [ndlr. Mukesh Ambani, deuxième fortune indienne, à la tête du conglomérat Reliance Industries] qui sont des proches du pouvoir, qui achètent aujourd'hui les médias nationaux qui ensuite font la promotion de la politique de Narendra Modi", souligne Charlotte Thomas.
Pour l’année 2022-2023, la croissance de l’économie indienne devrait s’approcher des 7%, selon la Banque mondiale. C'est l’une des plus fortes progressions parmi les grandes économies du monde. Selon Bloomberg, l’Inde est devenue la 5 économie mondiale, déclassant l’ancien colon britannique. "Effectivement, le pays s'enrichit", analyse Charlotte Thomas, "mais un peu comme partout dans le monde, ce sont les très riches qui continuent à s'enrichir." La pauvreté et l'extrême pauvreté reculent très peu, selon la politiste. En 2020, le Covid aurait fait basculer 56 millions d’Indiens dans la pauvreté, selon une estimation de la Banque mondiale. La précarité touche aussi les jeunes. Vingt-huit pour cent d'entre eux étaient au chômage en 2021, toujours selon la Banque mondiale.
Démocratie en danger
En 2021, l’ONG Freedom House a rétrogradé le pays de "libre" à "partiellement libre" dans son indice de la liberté politique dans le monde. La démocratie indienne s'est affaiblie sous les mandats de Narendra Modi. De nombreuses ONG dénoncent les atteintes aux droits humains, les arrestations d'activistes et de journalistes. En 2022, l’Inde occupe la 150place au sein du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières. C'est son plus mauvais résultat.
La culture est aussi sous pression. La dernière superproduction de Bollywood, Pathaan, sortie le 25 janvier, créé la polémique en Inde depuis des semaines. En cause, des danses jugées obscènes par les conservateurs hindous comme musulmans, ou encore la couleur d'un des bikinis de l’héroïne, safran, une teinte sacrée dans l’hindouisme. Des coupes ont été réclamées avant sa sortie.
Une partie de la production cinématographique indienne s'adapte aux attentes du pouvoir. En 2022, le film The Kashmir Files revient sur le sort des Hindous du Cachemire lors de l’insurrection qui avait touché cette région majoritairement musulmane, dans les années 1990. Selon Harish Wankhede, critique de cinéma, ce film donne "une version très unilatérale de la réalité afin de servir le jeu idéologique plus large des élites dirigeantes".
Droits des femmes
En 2018, une étude de la fondation Thomson Reuters considérait l’Inde comme le pays le plus dangereux pour une femme, devant l’Afghanistan, la Syrie et la Somalie. En 2012, le viol en réunion d'une jeune étudiante, sauvagement agressée dans un bus à New Dehli, avait horrifié l’Inde et bien au-delà. Mais en 10 ans, la situation n’a guère évolué. En Inde, 86 viols sont commis en moyenne chaque jour, pour un total de 31’677 en 2021, en hausse de 13% par rapport à l'année précédente. Des chiffres qui pourraient être encore largement sous-estimés, en raison d’une culture du silence toujours omniprésente.
"Le pouvoir politique en place est très conservateur et a une vision de la femme qui est imbibée de la religiosité hindoue", estime Charlotte Thomas. "Donc la femme est la mère protectrice. C'est très joli dans les textes et quand c'est dit à la télé. Mais en fait, cela implique aussi que la femme doit rester chez elle. Suite au viol de cette jeune fille en 2012, tout un tas de nationalistes, d’hindouistes, ont expliqué bien calmement sur les plateaux de télévision que cette femme s'était fait agresser parce qu'elle portait un jeans et qu'elle était dans un bus tard le soir."
Elsa Anghinolfi
L'Inde, puissance montante
Cinquième économie mondiale, l'Inde devrait devenir cette année le pays le plus peuplé du monde, devant la Chine. Une puissance qui compte mais qui ne veut s'enfermer dans aucun camp. "L'Inde se prémunit justement d'une approche en termes de camps. Cela se voit très clairement dans la guerre en Ukraine. L'Inde parle avec la Russie, avec la Chine, avec les Etats-Unis, avec l'Union européenne", analyse la politiste Charlotte Thomas. L’Inde s’est abstenue de condamner l’agression russe contre l'Ukraine, lors des votes sur la question à l’ONU. Si Narendra Modi a fait part à Vladimir Poutine de ses inquiétudes, lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, à Samarcande en septembre dernier, l’Inde reste fidèle à la Russie qui depuis l’époque soviétique lui fournit 70% de son armement. Depuis la guerre en Ukraine, l’Inde achète aussi à Moscou son pétrole sous embargo occidental, avec de forts rabais à la clé.
"L’Inde ne défend pas de valeurs, en tout cas dans sa politique internationale. Elle a des intérêts. Elle défend des intérêts", souligne Charlotte Thomas. En l'occurrence, elle n'a aucun intérêt à s'opposer frontalement à la Russie ou à la Chine, estime la chercheuse. Si la Chine et l'Inde sont encore en conflit sur le tracé de leur frontière commune, l’Inde maintient des relations ambiguës avec son voisin, dont elle dépend pour ses intrants pharmaceutiques et ses composants électroniques. La Chine reste d'ailleurs le premier partenaire économique de l'Inde.
L'Inde est membre de l’Organisation de coopération de Shanghai, créée par la Chine, la Russie et quatre pays d’Asie centrale, rejoints en 2021 par l’Iran. L'Inde est membre fondateur des Brics qui regroupent les puissances émergentes: Brésil, Russie, Chine, Inde et Afrique du Sud. Mais elle coopère aussi avec les Etats-Unis, le Japon et l’Australie dans le cadre du Quad (Quadrilateral security dialogue), pour contenir la Chine dans l’Indo-Pacifique.