Modifié

Le continent africain, nouveau débouché pour la chaîne de propagande russe RT?

Manifestation de soutien à la Russie à Bamako, au Mali, le 22.09.2022. [EPA/Keystone - hadama Diakité]
Les débouchés africains de RT après sa fermeture en Europe / Tout un monde / 8 min. / le 26 janvier 2023
Interdite d'émission en Europe en raison des sanctions internationales, la chaîne RT pourrait se redéployer en Afrique. Objectif: chercher de nouveaux alliés, trouver des relais pour promouvoir sa vision du monde et défendre sa politique étrangère.

RTAfrique.com, Africa-RT.com ou encore RTafricamedia.com: l'achat de noms de domaines l'année dernière par RT – avant même l'interdiction de la chaîne par l'Union européenne et le gel de ses avoirs – montre l'intérêt du groupe médiatique russe pour s'implanter sur le continent africain.

L'annonce de la fermeture le 21 janvier de la branche française de RT relançait aussi cette question chez les analystes. Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem), émettait l’hypothèse que la chaîne pourrait se tourner davantage vers l'Afrique.

Une présence déjà marquée

Xenia Fedorova, présentatrice et présidente de RT France. [Reuters - Gonzalo Fuentes]
Xenia Fedorova, présentatrice et présidente de RT France. [Reuters - Gonzalo Fuentes]

Autre indice, en mars 2022, le magazine Jeune Afrique, relayé par Le Monde, indiquait que la rédactrice en chef de RT France, Xenia Fedorova, avait pris contact avec les responsables du site Maliactu.net – à la ligne éditoriale prorusse – pour un partenariat renforcé et d'une reprise des contenus de RT France. Une information qualifiée de "fake news" par le service de communication de la chaîne.

La Deutsche Welle annonçait aussi dernièrement l'arrivée de RT en Centrafrique, après un accord entre la diplomatie russe et le Ministère de la communication centrafricain. La télévision viendrait renforcer la présence médiatique russe dans ce pays, qui compte deux radios financées par Moscou. L'objectif est de renforcer l'influence russe ("soft power") dans la région.

Pour le chercheur sud-africain Steven Gruzd, chef de projet Russie-Afrique à l'Institut sud-africain de relations internationales et coauteur d'une récente étude sur le sujet, cette influence russe est déjà perceptible dans les médias du continent africain.

Les réseaux sociaux sont la nouvelle frontière. La Russie a été très active dans ce domaine. Elle exploite les fractures locales, les conflits et les griefs locaux

Steven Gruzd, chef de projet Russie-Afrique à l'Institut sud-africain de relations internationales

"Les Russes ont investi beaucoup d'argent et d'efforts pour les contenus en langue française en Afrique francophone. Je sais que la Russie a conclu des accords avec des diffuseurs locaux, avec des stations de télévision et des entreprises médiatiques pour créer du contenu et le partager", explique-t-il dans Tout un monde.

"C'est l'un des canaux par lesquels ces informations circulent. Les réseaux sociaux sont bien sûr la nouvelle frontière. La Russie a été très active dans ce domaine. Parfois elle exploite les fractures locales, les conflits et les griefs locaux. Elle utilise cet environnement pour atteindre ses objectifs politiques et transmettre son narratif politique et pour créer une opposition et une polarisation, de telle sorte que si une personne est pro-russe, elle doit aussi être anti-française, anti-américaine, anti-Europe et ainsi de suite", précise Steven Gruzd.

Ces médias déjà présents en Afrique ne sont toutefois pas toujours en phase avec le quotidien de la population pour laquelle la priorité est souvent la survie davantage que les considérations politiques, selon une source.

L'influence aussi du groupe Wagner

"Il y avait déjà des canaux de diffusion des chaînes russes en Afrique. On a pu retrouver des argumentaires qui étaient développés par ces canaux et par le discours officiel de Moscou et qui étaient repris en Afrique. On a aussi le groupe Wagner, qui développe tout un argumentaire, notamment anti-français, en Afrique de l'Ouest", analyse Christine Dugoin-Clément, chercheuse associée à la Chaire "Risques" de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

A ce sujet, le groupe paramilitaire russe a diffusé des vidéos sur les réseaux sociaux, sous forme de dessins animés, montrant des soldats français "zombies" ou un rat prénommé Emmanuel, prévoyant d'envahir le Mali. Pour se défendre, les soldats africains sont épaulés par des miliciens russes... du groupe Wagner, propriété du riche homme d'affaires russe Evgueni Prigojine.

Les autres exemples sont légion: "On avait déjà des précédents, comme un produit qui s'appelait 'Lion Beer', qui avait été diffusé en Centrafrique et où les Occidentaux y étaient représentés par des hyènes. Les Africains y appelaient à la rescousse l'ours de Russie qui traversait toute la mappemonde pour les protéger", détaille Christine Dugoin-Clément.

>> Ecouter aussi le sujet de Tout un monde sur le blockbuster russe "Tourist" en Centrafrique :

La Russie dispose notamment d'un aérodrome militaire à Hmeimim, dans le nord-ouest de la Syrie.
"Tourist", blockbuster russe sur leur intervention en République centrafricaine / Tout un monde / 6 min. / le 8 juin 2021

Sympathie croissante

Selon Steven Gruzd, l'influence russe s'implante dans des pays qui font face à des troubles politiques ou en guerre. En Afrique de l'Ouest francophone, comme au Burkina Faso et au Mali, le chercheur constate une sympathie croissante pour les positions russes et un soutien croissant pour la Russie, alors qu'en parallèle la France est en train de se retirer de ces pays.

"Je pense que parfois le 'soft power' va de pair avec le hard power, avec la démonstration de puissance. Dans un pays comme la République centrafricaine, où un grand nombre de miliciens Wagner assurent la sécurité du parti et du régime au pouvoir, vous voyez beaucoup de soutien pour la Russie. Et donc le softpower va avec la force", précise-t-il.

"Incriminer l'Occident"

Pour Frédéric Charillon, professeur en relations internationales et auteur du livre "Guerres d'influences" (Ed. Odile Jacob), ce soft power est aussi une façon de donner une image positive de la Russie.

"Cela permet d'incriminer les pays occidentaux et de justifier l'invasion russe en Ukraine, de dire: 'L'Ukraine, ce n'est pas nous qui avons commencé. Nous avons été obligés de réagir, parce que l'Occident a monté une cabale et un complot contre nous'. On rapproche cela de la rhétorique anticoloniale. In fine, ce récit vise à obtenir des soutiens politiques de la part des gouvernements des pays du sud", analyse le chercheur français.

Cette stratégie de soft power est-elle efficace? "Oui et non", répond Frédéric Charillon. Non, car selon lui, si la Russie en est réduite à jouer à ce point sur ce terrain de la guerre hybride, c'est que les choses ne fonctionnent pas dans la politique étrangère de Moscou. Oui, car la manière dont est reçu le discours russe semble fonctionner, les Occidentaux payant encore des erreurs contemporaines, comme la guerre en Irak en 2003, ou les mensonges de Colin Powell sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein.

"Dans les pays du Sud, il y a davantage un refus de l'Occident, qu'un blanc seing donné à Vladimir Poutine ou qu'une réelle passion pour la Russie. L'intérêt est fort pour une puissance réémergeante qui peut être en mesure de bloquer les stratégies occidentales", ajoute Frédéric Charillon.

>> Lire aussi : Pourquoi l'Afrique a de la peine à se positionner face à la guerre en Europe

Blandine Levite/jfe

Publié Modifié