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Comment la guerre en Ukraine est-elle perçue par les Russes?

Vladimir Poutine à Stalingrad, le 2 février 2023. [KEYSTONE - AP]
La perception de la guerre en Ukraine par les Russes / Tout un monde / 9 min. / le 3 février 2023
Près d’un an après avoir déclenché la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine joue plus que jamais sur la fibre patriotique et la diabolisation de l'Occident. Mais comment la guerre est perçue en Russie et quel est son impact sur l'influence de Moscou dans l'ancien espace soviétique?

L'émission Tout un monde de la RTS a tenté de comprendre la perception et l'impact du conflit en Ukraine sur la société russe grâce à trois expertes réunies par la Fondation pour la recherche stratégique: Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences à l'Université Paris Nanterre, Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie à l'Institut français des relations internationales (IFRI) et Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste des politiques de sécurité russe.

Quelle est l'adhésion des Russes au discours de Vladimir Poutine?

Vladimir Poutine semble encore bénéficier d'un large soutien. Mais il est difficile d'évaluer le degré d'adhésion à son discours patriotique et anti-occidental. La société russe est en effet diverse et les réactions ne sont pas homogènes, comme en témoigne le départ du pays de près d'un million de Russes depuis le début du conflit.

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Seul un tiers des Russes détiennent un passeport qui leur permet de voyager à l'étranger, relève Anna Colin Lebedev: "Imaginer un Occident belliqueux est d'autant plus facile qu'ils ne l'ont jamais vu autrement que dans les reportages à la télévision". Mais, relève-t-elle, depuis l’époque soviétique, "les Russes ne font pas forcément confiance aux messages officiels de la télévision. Leur adhésion au discours de Vladimir Poutine peut être relativement superficielle et pourrait disparaître au moment où un autre message apparaîtra". Et de souligner que "le patriotisme belliqueux n'est pas forcément la caractéristique de la majorité des Russes".

De plus, la censure et le contrôle des médias obscurcissent la réalité concrète de ce que le Kremlin appelle toujours une opération spéciale. Mais pour Anna Colin Lebedev, "les témoignages de ceux qui se sont retrouvés jetés en première ligne sur le front, sans armes, sans équipement, sacrifiés dans ces batailles" pourraient modifier la perception du conflit. Pour l’instant, ceux qui reviennent "sont empêchés de parler; mais lorsque leur message parviendra aux oreilles de la population, un changement d'attitude pourrait intervenir, comme pour l'Afghanistan et pour la première guerre en Tchétchénie", souligne la politologue.

Quel est l'impact des sanctions européennes sur la Russie?

Alors que l'Union européenne s'apprête à décréter de nouvelles sanctions, leur impact sur la vie quotidienne des Russes est difficile à mesurer parce qu'elles se font sentir sur la durée. Par exemple, les sanctions imposées en 2014 après l'annexion de la Crimée ont fait perdre 10% du pouvoir d'achat des Russes.

Et si le Kremlin a bien annoncé un budget déficitaire en 2022, une partie des sanctions "peuvent être pour l'instant contournées", note Tatiana Kastoueva-Jean, "notamment par la Turquie. Il ne faut donc pas s'attendre à ce que l'économie russe s'écroule du jour au lendemain; et l’effort de guerre de la Russie peut continuer". Elle relève par ailleurs que les considérations économiques sont secondaires pour Vladimir Poutine: "Ce sont les desseins géopolitiques qui l’animent prioritairement".

L'armée russe peut-elle tenir sur la durée?

Sur le terrain, Moscou a installé une guerre d'usure pour tenter d'épuiser les forces ukrainiennes. Mais l'armée russe a-t-elle les moyens de tenir sur la durée?

Pour Isabelle Facon, la mobilisation partielle en septembre dernier semble avoir infléchi la donne: "Cette force supplémentaire, même si elle n'est pas forcément très bien équipée ni très bien entraînée, devrait permettre à Moscou de mieux tenir". Elle estime que le président russe "mise sur le temps long et les frappes régulières des drones et des missiles sur des infrastructures civiles". Il mise également, mais à tort selon elle, sur "une fatigue de la population ukrainienne. Et également sur une fatigue de l'Occident, alors que son soutien militaire commence à atteindre certaines limites en termes de stock". Le président russe parie également, selon elle, sur l'inflation et les factures d'énergie en constante augmentation qui pourraient changer l'état d'esprit en Europe.

Isabelle Facon relève par ailleurs que Vladimir Poutine peut compter sur les capacités de l’industrie russe et les ressources qui se trouvent sur le territoire du pays pour soutenir l’effort de guerre. Et les entreprises tournent à plein régime pour la production des systèmes d'artillerie ou des obus, qui sont "un peu la marque de fabrique de l'armée russe".

Quel est l'impact sur les pays de l'ex-URSS?

La guerre en Ukraine a également un impact sur l'influence de la Russie dans l'espace post-soviétique. Les pays d'Asie centrale et du Caucase, qui restent liés à Moscou pour des questions de sécurité et d'approvisionnement énergétique, évoquent même une deuxième chute de l'URSS.

"L'onde de choc est telle, remarque Tatiana Kastoueva-Jean, que ces pays craignent pour leur stabilité, pour les conséquences économiques et migratoires. Chacun a des liens très forts de dépendance avec la Russie". Moscou possède à la fois une capacité de nuisance et de stabilité dans l’espace post-soviétique. La Russie a par exemple "maintenu à flot les différentes économies de la région et ces pays craignent à présent que cet équilibre fragile qui a existé pendant plus de 30 ans vole en éclats".

Un exemple concret est le conflit au Haut-Karabakh que l'Arménie et l'Azerbaïdjan se disputent depuis le début des années 1990, lors de la dislocation de l'URSS. "Si l'Azerbaïdjan peut aujourd'hui lancer une offensive soutenue par la Turquie, souligne-t-elle, c'est parce que la Russie regarde ailleurs. Elle n'est plus impliquée directement en tant que stabilisateur et fournisseur de sécurité à l'Arménie", qui se retrouve du coup fragilisée.

Patrick Chaboudez/lan

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