Le Premier ministre éthiopien Abyi Ahmed a rencontré vendredi pour la première fois des chefs tigréens. En parallèle, le gouvernement a annoncé qu'il avait commencé à envoyer l'équivalent d'environ 90 millions de dollars (83 millions de francs) vers la capitale du Tigré afin d'y faire redémarrer les services bancaires
Et, début janvier, la compagnie aérienne Ethiopian Airlines a repris les vols commerciaux entre Addis Abeba et Mekele, la capitale du Tigré, une première depuis dix-huit mois.
Jusqu'à 600'000 morts
L'envoyé de l'Union africaine pour la Corne de l'Afrique, l'ex-président nigérian Olusegun Obasanjo, a affirmé mi-janvier dans un entretien au Financial Times que jusqu'à 600'000 personnes auraient été tuées. Le centre de réflexion International Crisis Group et l'ONG Amnesty international l'ont décrit comme "l'un des plus meurtriers conflits au monde".
La guerre a aussi déplacé plus de deux millions de personnes et plongé des centaines de milliers d'autres dans des conditions proches de la famine, selon les Nations unies. "On estime également qu'il y a eu 120'000 femmes violées, selon l'ONU et l'Hôpital Ayder de Mekele", indique Charlotte Touati, chargée de cours à l'Université de Lausanne et spécialiste de l'Ethiopie, lundi dans l'émission de la RTS Tout un monde.
Avant d'ajouter: "Ce chiffre ahurissant s'explique, en partie, par la violence des combats. Dès les premiers jours du conflit, il y a eu une offensive terrestre, un appui aérien et le siège pendant près de deux ans au Tigré."
Les réserves alimentaires ont été détruites, les récoltes ont été brûlées et le bétail a été tué et détourné vers l'Erythrée, liste Charlotte Touati.
"Les Tigréens se sont retrouvés enfermés chez eux - une sorte de prison à ciel ouvert - sans pouvoir communiquer avec l'extérieur, sans électricité, sans système bancaire. Même les personnes qui avaient de l'argent n'avaient pas accès à cet argent", rappelle-t-elle.
Les origines du conflit
Les tensions croissantes entre le Premier ministre Abyi Ahmed - arrivé au pouvoir en 2018 - et le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) - qui avait dominé la vie politique de l'Ethiopie depuis 1991 - sont à l'origine du conflit.
Les deux parties se qualifient mutuellement d'"illégitimes". Le FPLT organise des élections régionales au Tigré, contre la volonté du gouvernement central. Et c'est l'engrenage avec l'implication d'un troisième acteur, l'Erythrée voisine. Elle soutient les troupes fédérales et intervient militairement dans le Tigré. Amnesty International parle de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.
"Les civils ont été touchés de plein fouet dans ce conflit, souligne la chargée de cours à l'Université de Lausanne. Le gouvernement central éthiopien a qualifié le FPLT de groupe terroriste. Selon son argumentaire, le FPLT trouvait des appuis partout dans la population."
Selon Charlotte Touati, un "nettoyage ethnique" a été mis en place: "les hommes ont été pourchassés et les femmes ont été violées ou mutilées pour qu'elles ne puissent plus procréer". La mise en place, dès novembre 2021, d'un "état d'urgence" a permis aux propriétaires ou aux employeurs de dénoncer leurs locataires ou leurs employés tigréens. "Ils ont été acheminés vers de véritables camps de concentration, pas loin d'Addis-Ababa."
L'aide humanitaire
L'accord de paix signé le 2 novembre à Pretoria, en Afrique du Sud, prévoit notamment un désarmement des forces rebelles, le rétablissement de l'autorité fédérale au Tigré et la réouverture des accès et communications vers cette région coupée du monde depuis mi-2021.
"On ne sait pas ce qu'il adviendra des troupes érythréennes qui ont commis certains des crimes les plus atroces", explique Charlotte Touati. La chercheuse s'inquiète "plus globalement" du fait que l'aide humanitaire et les services de base soient devenus un point de négociation dans l'accord de paix. "N'importe qui pourrait maintenant prendre en otage une population", estime-t-elle.
Pour Patrick Youssef, directeur régional pour l'Afrique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) - qui est resté sur place pendant toute la durée du conflit - l'évolution est plutôt encourageante depuis la signature du traité. "Nous avons été la première organisation, après le blocus, à pouvoir acheminer de l'assistance: notre avion continue de voler et nos convois continuent à entrer dans la région pour assurer que les services de bases soient de nouveau fonctionnels." Le CICR continue d'être un "intermédiaire neutre" entre les parties de cet accord et facilite notamment le transport des médiateurs.
Un "conflit oublié"
Il faut espérer que la communauté internationale sera attentive à l'application de l'accord de paix. Ce conflit, très meurtrier, s'est en effet déroulé quasiment à huis clos et dans une forme d'indifférence générale, même de la part de l'Union africaine, dont le siège est pourtant à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne.
Pour Tony Burgener, président de la Fondation Hirondelle, ancien directeur de la Chaîne du Bonheur et ancien délégué du CICR, il s'agit d'un "conflit oublié" des grandes puissances.
L'attention était focalisée ailleurs en Afrique: au Sahel, au Mali ou encore au Burkina Fasso, des pays "où l'implication internationale est beaucoup plus forte", notamment en lien avec les troupes russes de Wagner et la présence de la Chine.
Et pourtant l'équilibre entre les différentes régions et ethnies de l'Ethiopie est fragile. Charlotte Touati n'exclut pas le risque d'une "balkanisation" du pays, avec des conséquences qui dépasseraient largement les frontières éthiopiennes.
Patrick Chaboudez/vajo avec afp
L'Ethiopie, "une success story qui a viré au cauchemar"
Karim Lebhour, membre de l'ONG internationale Crisis Group - une ONG qui vise à prévenir les conflits dans le monde -, était l'invité mardi de La Matinale de la RTS. Ayant parcouru le monde au service de l’information, il passe deux ans en Ethiopie. Il publie un reportage dessiné sur la vie qu'il y mène, intitulé "Une saison en Ethiopie"
Son coup de projecteur sur le pays de la Corne de l'Afrique lui a paru nécessaire "parce que l'Ethiopie, c'est une success story qui a viré au cauchemar", explique-t-il.
"J'y arrive en 2014-2015, avec en tête les images de la famine des années 80. Je découvre en fait un pays en plein développement, avec une croissance à deux chiffres, un pays qui sort des millions de personnes de la pauvreté, et qui parvient à se sortir de la pauvreté et à accéder à la modernité."
"Et puis, tout d'un coup, les tensions ethniques reviennent. Au moment où je quitte l'Ethiopie, on voit déjà des conflits éclater, regrette-t-il. Le pays aujourd'hui a sombré dans la guerre civile, une guerre qui a fait plus de 500'000 morts. C'est beaucoup plus que la Syrie, que la guerre au Yémen ou que la guerre en Ukraine".
Projet de "pays à revenu intermédiaire"
Les autorités éthiopiennes ont tout fait pour sortir leur pays à la fois du marasme économique des dernières décennies et de son image de "pauvreté". Karim Lebhour explique avoir "rencontré des dirigeants éthiopiens qui avaient engagé des procédures pour enlever l'association entre famine et Ethiopie dans le dictionnaire. (...) L'Ethiopie a aussi lancé un programme spatial, pour essayer de se dissocier de cette image de pauvreté, de rentrer dans la modernité", ajoute-t-il.
Et puis l'Ethiopie, c'est aussi "cette peur de retomber dans la famine. Il y a eu, dans les années où j'étais en Ethiopie, des insuffisances alimentaires dans le sud de l'Ethiopie, et là, le mot famine était un gros mot, un mot que l'on ne pouvait pas prononcer", raconte encore Karim Lebhour.
"C'est vraiment une image avec laquelle les dirigeants de l'époque essayaient à tout prix de se dissocier. Ils essayaient de faire de l'Ethiopie un pays à revenu intermédiaire. Bien évidement, la guerre est venue faire sombrer ce projet-là."
"Mort-kilomètre"
Comme le constate Karim Lebhour, "c'est une guerre dont on a peu parlé dans les médias en Europe et en Occident." La faute, peut-être, au manque de "proximité", selon la cynique loi du mort-kilomètre - plus une victime serait éloignée, moins elle susciterait d'intérêts.
C'est "une guerre sur laquelle on n'a pas eu la même couverture médiatique. D'abord, cette guerre, qui a éclaté dans le Tigré, était sous blocus complet. C'est une guerre qui s'est déroulée à huis clos, sans journaliste, sans communication, sans internet. Toutes les communications avaient été coupées, l'aide humanitaire ne passait plus, le territoire avait été complètement scellé par l'armée fédérale éthiopienne, explique Karim Lebhour. Et c'est seulement deux ans après, lorsque cet accord de paix a été signé au mois de novembre dernier, que la région du Tigré a fini par s'ouvrir, et qu'on a pu constater l'ampleur du désastre humanitaire."
En outre, "ce ne sont pas les mêmes enjeux géopolitiques, ce ne sont pas les mêmes enjeux nationaux. (...) Il y a moins d'intérêts évidents avec l'Ethiopie" qu'avec l'Ukraine, conclut-il.