Lancée deux mois après le début de la guerre, la campagne "Deviens un soldat de la Pologne" a rallié près de 14'000 nouvelles recrues en 2022. C'est un record depuis la fin du service militaire obligatoire en 2008. Et le processus de recrutement devrait prendre de l'ampleur ces prochaines années.
De 164'000 soldats aujourd'hui, l'armée polonaise prévoit d'atteindre 300'000 soldats dans dix ans, ce qui en ferait la première armée de terre européenne. A titre comparatif, la France, bien plus peuplée que la Pologne et ses 38 millions d'habitants, compte tout juste 200'000 soldats.
Ce service militaire d'un an, volontaire et rémunéré, attire des jeunes gens aux parcours divers. Tous sont cependant animés d'une même motivation à défendre les frontières de la Pologne en cas d'agression russe. Car les deux pays, qui ont une frontière terrestre de 210 kilomètres autour de l'enclave russe de Kaliningrad, partagent une histoire tumultueuse et brutale.
Un électrochoc
Le conflit en Ukraine a provoqué un électrochoc dans le pays, assure le colonnel Roman Brudlo, commandant adjoint de la 12e brigade militarisée, rencontré par le 19h30 de la RTS sur une base militaire proche de Szczecin, dans l'ouest de la Pologne. "Cela a sensibilisé les citoyens de l'Etat polonais. Ils sont plus disposés à participer à l'entraînement militaire et à la préparation de la défense du pays", constate-t-il.
"Le déclenchement de la guerre en Ukraine et son escalade n'ont fait que sceller ma décision de rejoindre l'armée", confirme Marcin Cybulski, 27 ans. Ancien conducteur de bus, il est arrivé sous les drapeaux en début d'année, tout comme Piotr Czarnota. A 30 ans, master en économie en poche, ce dernier a délaissé un emploi dans la logistique pour s'engager pour son pays. "J'ai bien réfléchi, pendant longtemps, et je veux m'engager pour assurer la sécurité de ma famille. Je veux que ma fille soit fière de moi quand elle sera plus grande", explique-t-il.
Ce qui se passe en Ukraine, pays avec lequel la Pologne partage 535 kilomètres de frontière, est dans tous les esprits. Et guide les entraîenements. Après un mois de formation de base, les deux recrues rencontrées par la RTS effectueront une spécialisation de onze mois.
Matériel de guerre
En parallèle à l'augmentation de ses effectifs militaires, la Pologne s'est lancée dans la modernisation de son matériel pour avoir une "grande armée de dissuasion", selon les termes de son ministre de la Défense Antoni Macierewicz. Varsovie, qui s'est séparée de 40% de son matériel ancien au profit de l'Ukraine, entend profiter de son remplacement pour augmenter ses capacités.
La Pologne veut avoir un poids politique et militaire avec le soutien des Etats-Unis et de l'Otan pour atteindre ses objectifs vis-à-vis de l'UE
Plusieurs importants contrats militaires ont été signés ces derniers mois, notamment avec les Etats-Unis et la Corée du Sud. Parmi ces commandes, celles conclues avec les États-Unis portent sur 32 avions de combat F-35, 366 chars Abrams et des systèmes antimissiles Patriot, et celles avec la Corée du Sud sur un millier de chars K2 de Hyundai Rotem, près de 700 obusiers automoteurs K9A1 de Hanwha Defense, 50 avions de combat FA-50 et 288 systèmes lance-roquettes multiples K239. Un contrat a aussi été passé avec la Turquie pour des drones Bayraktar.
"Le but de la Pologne est véritablement d'être en capacité de réagir à une invasion russe", indique à la RTS l'historien Frédéric Dessberg. "Il y a ce discours très présent que si la Russie gagne en Ukraine, elle s'en prendra ensuite à la Moldavie, aux pays baltes et à la Pologne", ajoute-t-il.
4% du PIB
L'effort de modernisation et de diversification de l'armée polonaise n'a cependant pas commencé avec l'invasion russe de l'Ukraine, rappelle le maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en détachement aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Il a commencé en 2013, avant même l'annexion de la Crimée et le début de la guerre du Donbass, puis s'est renforcé au fil des ans, érigé en priorité par le parti ultraconservateur et nationaliste Droit et Justice (PiS), arrivé au pouvoir en 2015.
Selon un rapport de l'Otan, la Pologne a consacré à la défense plus de 2,4% de son produit intérieur brut (PIB) en 2022, soit environ 16 milliards de francs suisses, ce qui la place en troisième position au sein de l'Alliance, juste derrière la Grèce (3,76%) et les Etats-Unis (3,47%). En 2023, ce budget devrait être porté à 4% de la création de richesses du pays.
"La guerre en Ukraine fait que nous devons nous armer encore plus vite. Pour cette raison, nous ferons un effort sans précédent", a déclaré le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, en déplacement le 30 janvier sur une base militaire à Siedlce, dans l'est du pays. "Ce sera probablement le niveau de dépenses militaires le plus élevé parmi tous les pays de l'Otan", a ajouté le chef du gouvernement, sans préciser la source exacte des dépenses supplémentaires.
Jeu diplomatique
"En devenant la première puissance militaire en Europe, Varsovie renforce sa place au sein de l'Otan en tant qu'alliée clé des Etats-Unis. Cela lui permet aussi d'atteindre ses objectifs vis-à-vis de l'Union européenne (UE) en devenant un contre-poids au tandem franco-allemand et en faisant peser davantage la Pologne et l'Europe centrale à Bruxelles du point de vue des valeurs", analyse encore l'historien Frédéric Dessberg.
En renforçant sa position, la Pologne mise clairement sur l'Otan pour assurer la défense de l'Europe, enterrant ainsi l'idée de défense commune européenne chère, notamment, au président français Emmanuel Macron. Varsovie a aussi démontré sa nouvelle influence dans le jeu diplomatique, en faisant pression sur Berlin pour que l'Allemagne autorise la livraison de chars Leopard à l'Ukraine.
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En s'engageant pour l'Ukraine -et contre la Russie, la Pologne a presque réussi à faire oublier les différends qui l'opposent à l'UE
et d'Etat de droit. Mais si le PiS, qui a sapé l'indépendance de la justice depuis 2015, fait mine de rétropédaler sur certaines mesures dans l'espoir de débloquer des fonds européens, le doute demeure à Bruxelles sur les intentions de Varsovie.
Elections à venir
Au sein de l'Union européenne, les regards sont déjà tournés vers les élections législatives polonaises qui auront lieu en automne. Selon les sondages, le parti d'opposition Plateforme civique (PO) a de bonnes chances de l'emporter et de déloger la coalition de droite unie, eurosceptique et conservatrice qui dirige le pays depuis bientôt huit ans.
De ce scrutin dépend l'avenir de l'Etat de droit en Pologne, mais aussi ses relations avec l'Union européenne. Et dans la bataille électorale qui s'annonce, la politique de défense pourrait ressurgir au coeur des débats.
Le chef de file de l'opposition polonaise, Donald Tusk, par ailleurs ancien président du Conseil européen, a en effet déjà émis des critiques et dit se réserver le droit de revoir les budgets engagés en cas de victoire.
Article web: Juliette Galeazzi
Reportage TV: Stephen Mossaz (en Pologne)