"Le blocus du Haut-Karabakh est une manière de réaliser un nettoyage ethnique de la région"
Sur les étals des supermarchés de Stepanakert, des rayons entiers sont vides, faute de marchandises. Pain, fruits, légumes frais et médicaments sont devenus des denrées rares dans la capitale du Haut-Karabakh. "Les gens meurent, psychologiquement et moralement", s'alarme Erna, une habitante. "Nous n'avons pas de lumière et, parfois, le gaz est coupé. Les enfants n'ont pas de nourriture", raconte-t-elle.
Depuis le 12 décembre, l'unique accès terrestre reliant l’Arménie à cette région séparatiste est bloqué par des Azerbaïdjanais qui se présentent comme des militants écologistes. Seuls quelques camions humanitaires accèdent aux villes de l’enclave, où vivent 120'000 habitants, en majorité des Arméniens. La province a mis en place des tickets de rationnement pour faire face au manque de nourriture. La situation humanitaire est qualifiée de "catastrophique" par Amnesty International. La Cour internationale de justice (CIJ) a ordonné mercredi à l'Azerbaïdjan d'assurer la libre circulation sur cet axe routier.
Erevan dénonce une manœuvre orchestrée directement par l'Azerbaïdjan. Le Premier ministre arménien Nikol Paсhinian évoque même une "politique non-dissimulée de nettoyage ethnique, dans l'espoir que les Arméniens du Haut-Karabakh quittent massivement leurs foyers."
Une position partagée par Vicken Cheterian, chargé de cours au Global Studies Institute de l'Université de Genève et invité dans Géopolitis. "Aujourd'hui, le blocus est une autre manière de mettre la pression sur les autorités du Haut-Karabakh pour prendre le contrôle, mais aussi pour réaliser un nettoyage ethnique de la région", affirme le chercheur. Il souligne par ailleurs l'"absurdité" du scénario avancé par Bakou: "Ces gens ne sont pas des militants écologistes. Les militants écologistes n'ont même pas le droit de protester en Azerbaïdjan", précise-t-il. "Des journalistes indépendants azerbaïdjanais ont enquêté. Ce sont des personnalités qui travaillent dans l'armée azerbaïdjanaise ou dans le système étatique de l'Azerbaïdjan."
Regain de violences
Le 13 septembre, le conflit débordait sur les frontières internationales, avec le bombardement de plusieurs villes arméniennes. Ces affrontements, les plus meurtriers depuis la guerre de 2020, ont fait près de 300 morts en trois jours. Chaque camp s’accuse d’avoir lancé les hostilités. L’Arménie affirme que l'Azerbaïdjan occupe désormais 50 kilomètres carré de son territoire souverain. Devant la Cour de La Haye, Bakou accuse l'Arménie de poser des mines sur son territoire.
"L'intention de l'Azerbaïdjan était de prendre des positions stratégiques dans le sud de l'Arménie et même couper l'autoroute qui lie l'Arménie avec le sud et avec l'Iran", poursuit Vicken Cheterian, qui évoque en particulier l'enclave du Nakhitchevan. En contrôlant le sud de l'Arménie, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev s'assurerait un accès terrestre avec cette partie de son territoire, située entre l'Arménie, la Turquie et l'Iran.
Le chercheur observe également le développement d'un discours de plus en plus agressif envers l'Arménie "au niveau idéologique et politique": "Officiellement, Ilham Aliyev dit que l'Arménie n'existe pas, que l'Arménie n'est pas légitime. (...) Depuis deux décennies, un discours extrêmement raciste se développe au niveau étatique en Azerbaïdjan. Un discours d'intolérance qui menace de faire perdurer le conflit encore longtemps."
Deux guerres en 30 ans
Entre les deux anciennes républiques soviétiques, le différend persiste depuis plus d’un siècle. Le Haut-Karabakh (ou Artsakh pour les Arméniens) est sous le contrôle de l’empire russe dès le 19ème siècle. Joseph Staline décide en 1921 de rattacher cette région, à majorité chrétienne et arménienne, à l’Azerbaïdjan, pays à majorité musulmane. Mais en 1988, la province se révolte et vote son rattachement à l'Arménie.
A la chute de l’URSS, le Haut-Karabakh s'auto-proclame indépendant. Cette sécession entraîne la première guerre entre l'Arménie et l’Azerbaïdjan, qui fait près de 30'000 morts en trois ans, et s'achève sur une victoire arménienne. Les tensions ne faiblissent pas. En 2020, la guerre reprend. Après six semaines de combats, un cessez-le-feu est négocié par la Russie. Cette fois, l'Azerbaïdjan l'emporte et l'Arménie perd des pans de son territoire. Le Haut-Karabakh est aujourd'hui reconnu par la communauté internationale comme territoire azerbaïdjanais.
À la croisée des intérêts
En 2020, la Russie a déployé 2000 soldats dans le Haut-Karabakh, pour soutenir une paix fragile. Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a déploré à plusieurs reprises l'inaction de son allié historique, alors même que l'Arménie est un membre de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire régionale emmenée par Moscou. Les Arméniens se sentent lâchés par Vladimir Poutine, alors que la Russie concentre ses forces sur le front ukrainien.
"La Russie est affaiblie au niveau militaire et au niveau diplomatique, mais même pendant la guerre de 2020, quand la Russie avait beaucoup de moyens, Vladimir Poutine a préféré ne pas aider l'Arménie", tient à souligner Vicken Cheterian qui pointe un élément, plus politique, qui expliquerait l'inaction russe. "Il y a une différence de type de régime entre la Russie autoritaire et l'Arménie, qui a vécu une révolution populaire en 2018, l'Arménie qui expérimente avec l'idée de la démocratie."
Le président russe fait toujours figure d'arbitre traditionnel dans ce conflit, concurrencé par les efforts américains et européens dans la région. L'Union européenne vient de déployer une mission civile d’observation le long de frontière. Les Européens ont d'ailleurs tout intérêt à voir le conflit baisser en intensité. Ils concluaient l’été dernier de nouveaux accords gaziers avec Bakou, pour réduire leur dépendance envers la Russie. Ursula Von der Leyen se réjouissait de ce nouveau partenariat qui vise le doublement des exportations gaz vers l'Europe, ravie de "se diversifier loin de la Russie et de se tourner vers des partenaires plus fiables et dignes de confiance."
L'attrait du gaz azerbaïdjanais explique-t-il pour autant les timides condamnations de la communauté internationale dans ce conflit ? "En partie seulement", selon Vicken Cheterian qui estime que la dépendance est encore plus forte du côté de l'Azerbaïdjan. "Plus de 90% des exportations de l’Azerbaïdjan sont du pétrole et du gaz. Donc oui, l'Europe dépend de l'énergie qui vient de l'Azerbaïdjan. Mais la dépendance de l'Azerbaïdjan est encore plus importante. Donc l'Europe a les moyens de mettre la pression", dit-il.
Le chercheur insiste également sur la responsabilité de la Suisse. "La Compagnie nationale du pétrole de l'Azerbaïdjan, SOCAR, est basée en Suisse, ici même à Genève", rappelle-t-il. Vicken Cheterian plaide même pour des sanctions, voire un boycott, "si l'Azerbaïdjan continue avec son projet d'attaques contre l'Arménie et le blocus du Haut-Karabakh."
La Turquie, amie de Bakou
Depuis des décennies, l'Azerbaïdjan peut compter sur le soutien indéfectible de son allié turc. En 1991, la Turquie est le premier pays à reconnaître l'indépendance du pays. Le président turc Recep Tayyip Erdogan rappelle régulièrement se tenir aux côtés de ses "frères et sœurs azerbaïdjanais". "Recep Tayyip Erdogan et le président azerbaïdjanais Ilham Aliev sont très proches. Il n’y a pas seulement une alliance politique et stratégique, mais aussi des relations personnelles et beaucoup de contacts d'affaires. Il y a beaucoup de questions d'argent qui circulent entre Bakou et Ankara", ajoute Vicken Cheterian.
Parallèlement, il relève la position très agressive de la Turquie envers l'Arménie: "Depuis l'indépendance de l'Arménie, la Turquie n'a pas normalisé ses rapports avec son voisin. (...) La Turquie, on le sait, est responsable d'un génocide pendant la Première Guerre mondiale. Ces problèmes historiques pèsent encore sur les rapports entre ces deux pays."
Vicken Cheterian s'inquiète de l'avenir d'une Arménie affaiblie militairement et isolée géopolitiquement. "L'Arménie est absolument isolée dans cette partie du monde, entourée par des régimes autocratiques. Donc la seule chance pour l'Arménie, c'est d'avoir le soutien des pays démocratiques", conclut le chercheur.
Dans un pays épuisé par la guerre et les conséquences de la crise sanitaire, le défi est aussi économique. En récession en 2020, l’Arménie s’accroche à sa nouvelle dynamique de croissance.
Mélanie Ohayon