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A moitié en Suisse, à moitié en Ukraine, un couple fait front contre la guerre

Un restaurant lausannois au cœur de la guerre en Ukraine
Un restaurant lausannois au cœur de la guerre en Ukraine / Mise au point / 12 min. / le 19 février 2023
Maryna et Igor, un couple d'Ukrainiens installés en Suisse que la RTS avait rencontré l'an dernier, ne vivent plus ensemble. Igor est rentré à Kiev pour participer plus activement à la défense du pays. Maryna s'occupe seule de leurs deux enfants et de leur restaurant. Leur vie est maintenant rythmée par des coups de fil.

Bortch et salade ukrainienne: c'est un dimanche normal pour la famille Fedirko, installée en Suisse depuis sept ans. Pourtant depuis un an, tout a changé. Maryna a dû rapatrier sa mère qui vivait sous les bombes, et son mari Igor est parti. Il vit désormais à Kiev, dans un appartement prêté par des amis, à 2000 kilomètres des siens.

"Bien sûr, ce serait mieux, évidemment, si je pouvais me concentrer sur ma famille, mon travail, mes projets pour le futur. Mais maintenant c’est la guerre et je dois défendre mon pays", raconte Igor, plongé désormais de plain-pied dans le conflit et ses bouleversements.

Le téléphone, fragile ligne de vie

"Cette nuit, j’aurais déjà dû descendre m’abriter deux fois! Et maintenant c’est la troisième… Vous savez, je suis fatigué de tout ça". En attendant la fin de l’alerte, il tourne en rond, le vague à l’âme. Sur son téléphone, des photos envoyées du front par ses amis montrent des impacts de bombes. Les images finissent par se ressembler toutes, instantanés de cette guerre qui n’en finit pas.

"Je reçois des messages comme ça tous les matins. Dans l'annuaire de mon téléphone, maintenant, la moitié est vide… C’est la même chose pour beaucoup de gens en Ukraine. Beaucoup d’amis sont morts dans cette guerre. Vous savez, c’est vraiment difficile d’effacer ces numéros qui ne vous rappelleront jamais".

Vous savez, c’est vraiment difficile d’effacer ces numéros qui ne vous rappelleront jamais

Igor, Ukrainien de Suisse retourné provisoirement à Kiev.

Depuis neuf mois, c’est ce téléphone à moitié vide qui remplace sa vie de famille lorsqu'il appelle chaque dimanche sa femme restée dans leur maison de Bussigny, rassurant sa fille pour sa première dent de lait qui bouge, félicitant son fils. "Je m'inquiète un peu. On peut mourir là-bas, parce qu'il y a plein de….", hésite ce dernier, qui cherche le terme en français. "De bombes".

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L'inéluctable retour en Ukraine

L'émission Mise au point avait rencontré Maryna et Igor l’année dernière, quelques heures après le début de la guerre. Leur restaurant le Sémaphore, à Lausanne, était devenu le centre de ralliement pour toute une communauté ukrainienne en état de choc.

A l’époque, la question que tous se posaient, c’était: combien de temps pourrait tenir Kiev avant d’être prise par les Russes? Maryna n’avait qu’une peur: que son mari, un ancien militaire, décide de s’engager lui aussi. Lorsque la question était évoquée, il soufflait comme un vent glacial sur la salle du restaurant. "Si j'ai peur que mon mari soit obligé d’aller se battre? Ne me demandez pas... C'est une question difficile", confiait-elle, émue.

>> Revoir le reportage de Mise au point le 27 février 2022, trois jours après le début de l'invasion russe :

Carnet de bord dans une Ukraine en guerre
Carnet de bord dans une Ukraine en guerre / Mise au point / 15 min. / le 27 février 2022

Durant les trois premiers mois, le couple de restaurateurs s'est improvisé négociant en équipement militaire. Elle à la récolte de fonds, lui à l’achat de matériel pour équiper les soldats. Mais une fois d'importantes sommes rassemblées et dépensées pour acheter, notamment, 4000 casques pour les soldats et 2000 gilets pare-balles, Igor a fini par craquer.

"Mon mari a fait son sac et il est parti en Ukraine. C'était horrible. Quand il m’a dit qu'il allait partir une semaine plus tard, j’ai pleuré pendant une semaine, mais j’ai accepté. Je n’ai pas essayé de le forcer à rester. Parce que je savais qu'il devait partir", se souvient Maryna.

Mon mari a fait son sac et il est parti en Ukraine. C'était horrible

Maryna, restée en Suisse pour s'occuper de la famille et du restaurant.

Même depuis la Suisse, la guerre n’est jamais loin.

Elle gère maintenant de son mieux le service au restaurant, forme des réfugiés qu'elle accueille en stage et s'occupe de deux associations d’aide en Ukraine et en Suisse.

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Ici aussi, la guerre n’est jamais loin. Elle est omniprésente dans les têtes et sur l’écran de télévision à l'entrée du restaurant. Après un an de guerre, c’est presque devenu une routine qui s’écoute en sourdine.

Maryna n'est pas surprise par la longueur du conflit. "Mon mari pense qu'il y aura encore au moins deux ans de combats intenses. Qui sait? Il n’y a aucune projection. Le plus triste dans cette situation, c’est que la guerre est devenue quelque chose de presque normal. Avant, on était choqués. C’était horrible, impensable, impossible. Et maintenant c’est presque la routine".

Le plus triste dans cette situation est que la guerre est devenue quelque chose de presque normal. Avant, on était choqués. C’était horrible, impensable, impossible. Et maintenant c’est presque la routine

Maryna

Des civils plongés dans la vie militaire

Au retour d'Igor en Ukraine il y a neuf mois, les recruteurs ont jugé plus utile qu'il travaille à l’arrière pour transmettre ses connaissances techniques. En collaboration avec les ministères, il a alors créé une école militaire destinée à former les soldats. En quelques mois, près de 6000 l'ont déjà été.

"Nous avons maintenant une grande armée, mais 70% d’entre eux, hier, étaient des civils! C’est juste des civils qui portent des uniformes. Maintenant ils sont soldats, mais ce ne sont pas des militaires", regrette-t-il.

L'école dispense des cours théoriques animés par des instructeurs bénévoles - tous des pro dans leur domaine - , enseigne le maniement des drones, les transmissions radio ou encore la topographie, dans des lieux tenus secrets disséminés dans toute la ville par mesure de sécurité. Il a également monté un atelier de réparation pour le matériel optique militaire défectueux. Tout ça, il le fait gratuitement. Pour financer ces activités, des récoltes de fonds sont lancées dans le monde entier.

"Ce n’est pas assez, ce n'est jamais assez"

Les journées de Maryna sont désormais rythmées par les coups de fils de son mari, quelques minutes d’une joie qu'il faut un peu forcer pour rassurer l’autre et tenter de lutter contre ces quotidiens qui s’éloignent.

De temps en temps, Igor doit se déplacer vers la ligne de front. Mais pas question, pour lui, d'inquiéter sa femme en le lui disant. "J’essaye juste de trouver une connexion internet et de lui envoyer des messages pour dire que tout est ok. Je ne le lui dit jamais, je dis que je suis dans un café, par exemple".

Pour Igor, lutter indirectement comme il le fait, ce n’est pas assez, ce n'est jamais assez. Il songe malgré tout à rejoindre les combats sur le terrain. "Je me sens coupable, tout le temps. C'est peut-être juste une question de temps... On sait que la Russie est en train de rassembler une énorme armée à nos frontières, et ils continuent leur mobilisation. C'est peut-être bien une question de temps avant que tous les Ukrainiens doivent prendre les armes pour défendre le pays".

Reportage: Béatrice Guelpa
Adaptation web: Vincent Cherpillod

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