La vie d'avant, les premières bombes, la fuite, l'exil ‒ la guerre en Ukraine en quatre témoignages
1. La vie d'avant
Davantage qu'à l'instant présent, c'est souvent dans les moments les plus durs, lorsqu'on se retourne sur sa vie passée, qu'on s'aperçoit que l'assemblage des briques de son existence compose un édifice duquel se dégage ce qui peut s'apparenter à du bonheur. "Notre vie était, en résumé, très heureuse. On habitait dans une belle maison avec jardin. Nous avions aussi une ferme avec des paons, des faisans, des dindes, des poulets, nous produisions du miel (...) C'était un grand plaisir pour moi", se souvient Olena.
Heureuse: le même mot s'échappe de la bouche d'Anna. "J'habitais avec ma famille, ma vie était très heureuse. Tous mes amis étaient dans la même ville, dans le même pays. Je faisais ce que j'aimais. Je consacrais mon temps à des projets artistiques pour créer l'art dans mon atelier", raconte-t-elle.
J'ai compris que nous avions tout. Maintenant, c'est devenu très compliqué
Lorsque Myktyta fait le point, le constat est douloureux. "J'ai compris que nous avions tout. J'avais un travail, j'avais un appartement, j'avais la possibilité de parler avec ma famille. Maintenant, c'est devenu très compliqué", éprouve le jeune homme. "Quand je repense à ces jours où il n'y avait pas la guerre, je me dis que je n'avais littéralement aucun problème", résume Diana.
2. Le premier jour de la guerre
Jeudi 24 février 2022, alors que l'aube ne perce pas encore l'horizon, la guerre se jette sur l'Ukraine. "Il y avait quelque chose dans l'air au début de la guerre. C'est quelque chose que l'on ressent, même si on ne le réalise pas encore. Juste avant l'invasion, j'ai ressenti le besoin de faire mes valises. Et à quatre heures du matin, je me souviens de m'être réveillée au son des explosions. C'était tellement effrayant que j'ai commencé à trembler. Je ne pouvais pas m'arrêter, pas me contrôler. J'ai couru vers mes parents et je leur ai dit: 'ça y est, la guerre a commencé'", se remémore Diana.
Si demain je suis morte, pour quelle raison passer mon dernier jour à faire mon doctorat?
Premiers réflexes: rassembler les siens et se mettre à l'abri. Olena revit ces premières heures poignantes. "Ma première pensée était de sauver nos enfants. Un endroit où les bombes explosent et les gens meurent, ce n'est pas un endroit pour les enfants".
Je croyais encore que ça ne durerait pas. Que c'est comme le sommeil: on dort et quand on se réveille le lendemain, ça n'existe plus
Anna, elle aussi, se souvient très bien du jour où la guerre a commencé. "Personne n'est allé au travail parce que les transports, à Kiev, étaient arrêtés. Rien ne fonctionnait. Moi, personnellement, je croyais encore que ça ne durerait pas. Que c'est comme le sommeil: on dort et quand on se réveille le lendemain, ça n'existe plus". Mais le cauchemar dure, bouscule le quotidien, transforme les priorités. "Si demain, je suis morte, pour quelle raison passer mon dernier jour en faisant mon doctorat?"
3. La fuite
Rester? Partir? Mais comment, et qu'emportera avec soi? "Quand tout ce qui est important peut être emballé dans un seul sac, la chose qu'on ne peut pas prendre avec nous, c'est la famille", regrette Diana. Alors il faut faire des choix, douloureux.
"La loi martiale a été annoncée. Mon mari n'a pas eu la possibilité de partir avec nous. Toutes les frontières étaient fermées. C'est moi qui ai dû partir. Mais comment faire ça? J'ai pris la voiture avec mes enfants et on a commencé à aller en direction de la Moldavie", raconte Olena.
Quand tout ce qui est important peut être emballé dans un seul sac, la chose qu'on ne peut pas prendre avec nous, c'est la famille
Pour Diana aussi, fuir les bombes passait par la frontière moldave. "Nous nous sommes précipités à la frontière. On a passé trois jours dans la voiture, dans la queue. Le nombre de personnes qui voulaient quitter le pays était énorme. J'ai pleuré pendant ces trois jours, parce que j'ai compris que c'était probablement les derniers que je passais sur la terre de mon propre pays (...) J'avais un aller-simple, sans savoir si j'allais pouvoir rentrer ou pas".
Pour Myktyta, qui habitait Melitopol, ville coincée entre la Crimée et Marioupol, la rapidité de l'avancée russe a compliqué les choses. "Quitter la ville était très difficile. Il fallait beaucoup d'argent, vraiment beaucoup. On avait peur parce que, pour quitter la ville, les soldats russes filtraient les gens. Ca m'a pris des mois pour pouvoir partir", se souvient le jeune homme. "Le son qui m'a marqué, à part celui des explosions qui étaient très nombreuses, c'était celui des valises [à roulettes]. Il y avait plein de gens qui marchaient dans les rues et on entendait le son des valises - touk-touk-touk-touk-touk-touk-touk-touk".
Le son qui m'a marqué, à part celui des explosions, c'était le son des valises. Plein de gens marchaient dans les rues. On entendait 'touk-touk-touk-touk'
Anna, elle, est partie au deuxième jour de la guerre. "On est allés à la gare, mais sans billet. On ne savait pas quel train on allait prendre. Il y avait beaucoup de gens, tout le monde était perdu", explique la jeune universitaire. Par chance, elle arrive à la gare peu avant l'arrivée du seul train, ce jour là, qui quittera l'Ukraine vers la Pologne.
"L'image que je n'oublierais jamais, c'est celle de ce train avec juste quatre wagons pour quelques milliers de personnes. Nous avons compris que tout le monde ne pourrait pas monter. Quand les portes se sont ouvertes, la lumière qui venait de ce wagon, c'était comme la porte du paradis. La chance d'avoir un 'demain', d'être sauvée", confie Anna. "A ce moment-là, je ne savais pas que j'allais aller en Suisse du tout".
4. L'exil
Pour Olena, Anna, Myktyta et Diana, l'exil s'est pour le moment arrêté en Suisse, un pays qu'ils remercient unanimement pour son accueil chaleureux. Mais c'est aussi une nouvelle terre où il faut tenter de recomposer une existence. Pour rendre compte de ce chamboulement, Olena passe par l'image. "Je peux comparer notre vie ici avec la vie d'un nouveau-né. Avant, le bébé était dans un endroit très confortable, très chaleureux. Et après, quelqu'un le pousse et tout à coup il a peur, il a froid, il doit commencer à apprendre à parler, à marcher, tout...",
"Tu peux écrire tes projets pour dix ans, planifier tous les détails, mais soudain quelque chose se passe et tout est détruit. Tu dois tout reconstruire, encore une fois", éprouve Anna. "Pour garder ma santé psychologique, j'ai voulu continuer à créer, c'est ce que j'aime. Ca me donne la force physique et psychologique".
Quand des passants lui demandent si elle est une réfugiée, elle répond: "Non, je suis ambassadeur de la culture ukrainienne. Pour moi, c'est aussi une responsabilité. Tu comprends que tout ce que tu fais, ce n'est pas que toi, que ton art. Tu représentes tout le pays, toute la culture. Ce que tu dis est important, spécialement maintenant pendant la guerre".
Je peux comparer notre vie ici avec la vie d'un nouveau-né. Avant, le bébé était dans un endroit très confortable, très chaleureux. Et après, quelqu'un le pousse et tout à coup il a peur, il a froid
Diana, elle, essaie autant que possible de ne pas se retourner. "Réaliser ce qui me manque ferait tellement mal que j'essaie de ne pas y penser. J'essaie de ne pas trop revenir dans mes souvenirs, ça ne me ferait aucun bien", confie celle qui, il y a un an, profitait de la vie et de ses amis dans les rues d'Odessa. Elle travaille maintenant dans une ONG affiliée à l'ONU. "On essaie d'être les voix de l'Ukraine. J'essaie d'absorber autant que je peux, dans l'idée de restaurer mon pays quand la guerre se terminera. Probablement qu'il y aura une place pour moi dans l'Ukraine de l'après-guerre..."
Pour Olena, il faut avancer dans un avenir où, pour l'heure, rien n'est plus tracé. "Maintenant, je ne veux pas planifier quelque chose. Je voudrais vivre. Apprendre la langue, aider les gens. Je travaille comme bénévole au Centre ukrainien... Ce n'est pas un devoir, mais je veux aider, faute de pouvoir aider l'armée ukrainienne là-bas".
Maintenant, je ne veux pas planifier quelque chose. Je voudrais vivre
Pour eux tous, le chemin du retour est flou, mais il reste tangible pour Myktyta. "Un jour, je retournerai à Melitopol, et ce sera une ville ukrainienne. J'ai hâte de ce jour. Mais pendant que je suis ici, je veux faire quelque chose pour la culture suisse, proposer une collaboration cuturelle. C'est important pour moi, je ne peux pas vivre sans. C'est important de parler de tous les problèmes qu'il y a en Ukraine. Je suis comédien, je fais ça à ma manière, je raconte ça comme je peux",
Le jeune artiste rêve. "La famille me manque. Et le sol. Marcher sur le sol de l'Ukraine".
Propos recueillis par Sophie Badoux
Adaptation web: Vincent Cherpillod
En Russie aussi, "le 24 janvier était un choc énorme"
Comme des centaines de milliers de Russes, Alexandre et Natacha* ont fui leur pays après le déclenchement de l'invasion totale de l’Ukraine. Depuis la Suisse, où ils sont précairement réfugiés, ils parlent de la vie qu'ils ont quittée, de cette année où leur vie a basculé et de la honte qui les accompagne chaque jour.
Alexandre a 72 ans. Jusqu'au 24 février 2022, sa vie à Moscou était faite de lectures, de concerts et des visites à ses enfants et petits-enfants. A Saint-Pétersbourg, Natacha vivait elle aussi sa meilleure vie, "une vie de bohème. J’avais des centaines d’amis. Aujourd’hui, je dois recommencer à zéro", confie-t-elle dans un reportage diffusé mercredi sur PlayRTS. Tous deux sont fermement opposés à la guerre menée par le Kremlin. Même s’ils sont à l’abri de la mobilisation, ils ont tout quitté pour fuir la répression de plus en plus forte des autorités russes.
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Pas d'accès au permis S pour les Russes
Comme eux, 260’000 à 700'000 Russes ont émigré de Russie depuis un an, selon des titres de presse russes indépendants. Mais contrairement aux Ukrainiens, les réfugiés russes n’ont pas accès au statut S en Suisse accordant rapidement un droit de séjour sans devoir passer par la procédure d’asile ordinaire. Leur demande d’asile est donc plus longue, plus complexe et plus précaire.
Malgré tout, autant Alexandre que Natacha ne veulent pas se plaindre. "On est en bonne santé, en sécurité. En Ukraine, c’est un enfer. Un enfer", soupire Alexandre. "Quand je suis triste, je me rappelle qu'il y a des gens en Ukraine qui n’ont plus d’enfants ou de mari. Mes proches vont bien. C’est le plus important", renchérit Natacha.