S'il est un lieu qui incarne la politique énergétique allemande, c'est Lubmin, une bourgade de 2100 habitants, au bord de la mer Baltique. Surnommée capitale de l'énergie, cette station balnéaire aux plages de sable battues par les vents a pendant longtemps bénéficié de son statut de point d'arrivée du gazoduc Nord Stream 1 en Europe.
Cette infrastructure sous-marine, qui relie Saint-Pétersbourg, en Russie, à Lubmin, permettait l'acheminement de 55 milliards de mètres cubes de gaz russe par an, soit environ un tiers des 153 milliards de mètres cubes de gaz achetés annuellement par l'Union européenne.
Ce gaz à bon marché, crucial pour l'économie allemande, représentait 55% du gaz consommé en Allemagne en 2021.
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A Lubmin, il apportait en outre une manne financière d'un à deux millions de francs d'impôts locaux par an, une somme non négligeable, et un bassin d'emplois bienvenu dans cette région pauvre d'ex-RDA au taux de chômage élevé.
Un gazoduc à l'arrêt
Mais le vent a commencé à tourner lorsque les premiers chars russes sont entrés en Ukraine, le 24 février 2022, balayant des années d'efforts diplomatiques de l'ex-chancelière Angela Merkel pour développer les relations politiques et commerciales avec Moscou.
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Conscient de sa dépendance à l'égard de la Russie, qui soudain devenait un partenaire moins fréquentable, Berlin, entretemps dirigé par le social-démocrate Olaf Scholz, a très vite dû réfléchir aux façons de se défaire de ce joug et de diversifier son approvisionnement énergétique.
Cette nécessité s'est encore accrue lorsque Moscou a fermé le gazoduc en septembre, après le sabotage des infrastructures.
Des terminaux méthaniers
A Lubmin, où l'on s'est toujours senti proche de la Russie, l'arrêt de Nord Stream a été un choc. Et une autre surprise a suivi: depuis la fin de l'année, le Neptune, un imposant navire de 283 mètres de long et 55 mètres de haut, est amarré au port.
Propriété de Total Energies, le bateau sert à réceptionner et à transformer le gaz livré par navire sous forme liquide, à -160 degrés, pour le retransformer en gaz.
Financé par des privés via une startup nommée Deutsche ReGas, ce terminal méthanier a une capacité de gazéification de 4,5 milliards de mètres cubes de gaz par an, soit 5% de la demande allemande. Il fait partie des trois terminaux inaugurés en Allemagne en l'espace d'un mois, avec ceux de Wilhelmshaven et Brunsbüttel, en mer du Nord. Quatre autres projets doivent suivre.
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Il s'agit "d'une nouvelle importante pour assurer la sécurité de l'approvisionnement en Allemagne", s'est félicité le ministre de l'Economie Robert Habeck à l'inauguration du troisième terminal, à Brunsbüttel, non loin de Hambourg.
Car, contrairement à d'autres pays européens, l'Allemagne, qui avait privilégié les pipelines, ne disposait d'aucun terminal méthanier avant la guerre en Ukraine. Berlin a donc dû, dans un premier temps et pour limiter le risque de pénuries, faire venir du GNL via les ports belges, néerlandais et français, entraînant un coût de transport prohibitif.
Aujourd'hui, la priorité pour l'Allemagne est d'avoir de l'énergie pour faire tourner l'économie
C'est pourquoi les autorités ont rapidement décidé de lancer des chantiers de terminaux sur sol allemand, des chantiers menés au pas de charge grâce aux milliards d'euros débloqués par l'Etat fédéral.
Au total, d'après le ministère fédéral de l'Energie, les sept terminaux devraient livrer 25 milliards de mètres cubes de gaz d'ici à la fin 2023, soit à peu près la moitié du gaz russe importé en 2021, et un tiers des importations totales de gaz du pays.
Des livraisons à assurer
Ces dispositions ne suffiront pas à pallier l'absence de gaz russe, d'autant plus que l'Allemagne n'a pas signé de contrats significatifs pour remplir ces terminaux. "La capacité d'importation sera là. Mais ce qui m'inquiète, ce sont les livraisons", s'inquiétait le chercheur de l'Université de Potsdam, Johan Lilliestam, dans Forum, lors de la mise à l'eau du premier terminal à Wilhelmshaven.
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En Europe, les importations de GNL ont bondi de 60% en 2022 par rapport à l'année précédente, selon l'Institute for Energy Economics and Financial Analysis. La concurrence fait donc rage entre les pays pour s'arracher le peu de GNL disponible sur le marché.
"Certains pays asiatiques avaient conclu des contrats avec l'Iran ou l'Arabie saoudite sur vingt ans, ce que l'Europe refusait de faire. Aujourd'hui, elle se retrouve piégée et doit racheter des bateaux, notamment à la Chine, pour un prix exorbitant", résume le géo-économiste Laurent Horvath.
Il est normal de se préparer (...) mais il reste à prouver que tous les terminaux en discussions pourront être en pleine capacité
Pour Berlin, la durée des contrats représente un véritable frein aux négociations avec les principaux fournisseurs mondiaux que sont le Qatar, les Etats-Unis et le Canada. Car si l'UE a revu ses positions et autorise les contrats à plus long terme, l'Allemagne, qui voudrait progressivement se passer des énergies fossiles, rechigne à trop s'engager.
A cela s'ajoute que les contrats passés concernent bien souvent des livraisons à horizon 2025 ou 2026. C'est le cas, par exemple, pour le contrat conclu entre l'entreprise américaine ConocoPhilips et le Qatar pour le terminal de Wilhelmshaven.
Une solution risquée
De quoi rendre sceptiques les associations écologistes qui doutent de la volonté du gouvernement allemand de recourir au GNL à titre provisoire. Des ONG pointent du doigt un risque de "surcapacité" qui pourrait freiner les ambitions climatiques du pays.
D'une part, le GNL produit plus d'émissions de gaz à effet de serre que le gaz transporté par gazoduc. D'autre part, le gaz devait servir d'énergie de transition à l'Allemagne, le temps de développer les énergies renouvelables, éoliennes et panneaux solaires, après la décision de Berlin de sortir du nucléaire, à la suite de la catastrophe de Fukushima, au Japon, en 2011.
Or, dans l'urgence de la guerre en Ukraine, Berlin a dû prolonger de quelques mois ses centrales nucléaires, rallumer temporairement des centrales à charbon et ouvrir des terminaux méthaniers. "Plus il y aura de bateaux qui circulent avec du GNL, plus le risque d'explosion est grand", avertit Laurent Horvath, qui évoque ni plus ni moins qu'un "Fukushima du gaz".
A Lubmin aussi, la peur d'un accident est dans toutes les têtes. Médecin, Sabine Kropf a même écrit aux autorités pour les alerter. "J'ai observé à mon cabinet que beaucoup de patients venaient avec des questions, des inquiétudes, des problèmes psychosomatiques qui sont justifiés par la peur", confie-t-elle jeudi dans le 19h30 de la RTS.
Pour surmonter ces préoccupations, Sabine Kropf rejoint parfois un groupe de nageurs en eaux froides. Une façon d'oublier ensemble les bouleversements qui les dépassent.
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Article web: Juliette Galeazzi
Reportage TV: Tamara Muncanovic