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Ahmet Insel: "Si Erdogan est réélu, l'autocratie va définitivement s'installer en Turquie"

L'invité de La Matinale (vidéo) - Ahmet Insel, politologue et économiste turc
L'invité de La Matinale (vidéo) - Ahmet Insel, politologue et économiste turc / L'invité-e de La Matinale (en vidéo) / 12 min. / le 10 mars 2023
Candidat à sa propre succession mais fragilisé, le président turc Recep Tayyip Erdogan a confirmé vendredi par décret la tenue des élections présidentielle et législatives en Turquie le 14 mai, lançant officiellement la campagne électorale. Il aura toutefois fort à faire pour être réélu.

Recep Tayyip Erdogan a justifié le maintien des élections au 14 mai, malgré le traumatisme subi par le pays avec le séisme du 6 février qui a fait plus de 46'000 morts, par le fait que "la Turquie n'a pas de temps à perdre ni ne peut se laisser distraire ou dépenser son énergie en vain".

"Nous voulons faire du 14 mai une date qui effacera l'impact des destructions du 6 février", a fait valoir le chef de l'Etat, en lançant ce qui doit devenir le slogan de sa campagne: "Maintenant, pour la Turquie!"

Le président sortant a précisé qu'en raison des deuils qui affectent le pays, "ce sera une campagne électorale sans musique". "L'ordre du jour de notre campagne sera centré pour l'essentiel sur les efforts (à conduire) pour panser les plaies et compenser le préjudice économique et social dus au tremblement de terre", a-t-il annoncé.

Une coalition contre Erdogan

Pour être réélu, Recep Tayyip Erdogan, 69 ans, devra battre dans les urnes Kemal Kiliçdaroglu, leader du Parti républicain du peuple (CHP), qui a réussi à réunir une coalition de six partis, allant du centre gauche à la droite nationaliste.

A 74 ans, le parlementaire ne partait a priori pas favori dans le camp de l'opposition, mais son profil consensuel pourrait représenter une alternative crédible, après des années d'un régime hyper présidentiel.

"Il y avait d'autres candidats qui avaient plus de chances de gagner, mais Recep Tayyip Erdogan a voulu empêcher certaines candidatures, comme celle du maire d'Istanbul (Ekrem İmamoğlu, ndlr), en mettant en place une 'machinerie juridique' qui l'a condamné à 2 ans de prison avec sursis, ce qui le rendait difficilement éligible dans les mois à venir", explique Ahmet Insel, politologue turc.

>> Lire à ce sujet : Le maire d'Istanbul condamné à la prison peu avant la présidentielle

Invité de La Matinale vendredi, celui qui est également économiste et journaliste juge toutefois cette candidature logique. "Kemal Kiliçdaroglu n'est pas une surprise. Depuis à peu près un an, son nom circule dans le débat et c'est lui qui a réussi à mettre autour d'une table six partis. Il a montré une capacité importante à unifier les gens autour du projet de sortir la Turquie du régime de Tayyip Erdogan", ajoute-t-il.

Kemal Kiliçdaroglu a un profil diamétralement opposé à celui de Recep Tayyip Erdogan.

Ahmet Insel, politologue et économiste spécialiste de la Turquie

"Le Ghandi turc"

De par certaines similarités physiques, Kemal Kiliçdaroglu est parfois surnommé "le Ghandi turc". Mais selon Ahmet Insel, cette comparaison ne doit pas s'arrêter là. "Ce surnom n'est pas simplement lié à son physique. Il a un profil diamétralement opposé à celui de Tayyip Erdogan. Erdogan est sanguin, nerveux, c'est une bête politique mais aussi un autocrate. Kiliçdaroglu est au contraire calme, pour le consensus et n'a sur lui ou son entourage aucun soupçon de corruption", détaille-t-il.

Si le manque de charisme du candidat est parfois pointé du doigt, le politologue estime qu'il a su changer en partie cette image. "Au cours des derniers mois, notamment lors du tremblement de terre, son engagement, sa capacité à amener des hommes politiques sur les lieux du drame et le dialogue qu'il a pu créer avec la population lui ont donné un nouveau souffle", analyse-t-il.

Et d'ajouter: "Quant au faible charisme, je pense qu'il va le compenser en mettant dans son équipe les maires d'Istanbul et d'Ankara, qui sont des personnalités très populaires dans la droite nationaliste ou le centre-gauche."

Kemal Kiliçdaroglu sera le candidat de l'alliance de l'opposition pour la présidentielle turque. [EPA/LP - Eren Kaya]
Kemal Kiliçdaroglu sera le candidat de l'alliance de l'opposition pour la présidentielle turque. [EPA/LP - Eren Kaya]

Inflation et tremblement de terre

Pour Ahmet Insel, une réélection de Recep Tayyip Erdogan influencerait le destin de la Turquie dans le long terme, installant "définitivement un régime autocratique dans le pays".

Pour autant, le spécialiste juge une nouvelle victoire du président compliquée. "Depuis les élections municipales de 2019, où il a perdu sept des plus grandes villes du pays, on voit bien que les bases de l'alliance électorale qu'il a constituée avec l'extrême droite nationaliste commencent à s'effriter. Il y a l'usure du pouvoir, mais aussi des politiques économiques incompréhensibles que Tayyip Erdogan a imposées par obstination idéologique ou encore religieuse. Selon les chiffres officiels, l'inflation tourne entre 60 et 80% et le taux de change est aussi élevé. C'est donc une vraie crise économique", explique-t-il.

Le tremblement de terre a mis en lumière l'incurie, l'incapacité et l'impréparation des organismes publics sous l'autorité d'Erdogan

Ahmet Insel, politologue et économiste spécialiste de la Turquie

Enfin, le terrible tremblement de terre qui a touché près de 15 millions de personnes en Turquie a aussi avoir montré les faiblesses d'un régime trop centralisé. "Cela a mis en lumière l'incurie, l'incapacité et l'impréparation des organismes publics sous l'autorité d'Erdogan", ajoute l'expert.

Depuis l'événement dramatique, le chef de l'Etat a essayé de rediriger la colère de la population sur les promoteurs immobiliers. La justice a ordonné l'ouverture d'enquêtes contre 150 d'entre eux, dont certains sont très proches du pouvoir. Pourtant, d'après Ahmet Inset, la réaction s'est révélée insuffisante.

"Aucun responsable administratif ou politique, qu'il soit local, régional ou central n'a pris une part de la responsabilité. Il n'y a eu aucune démission. Par ailleurs, Tayyip Erdogan lui-même avait ordonné plusieurs amnisties sur des constructions illégales, dont une partie importante s'est effondrée lors du tremblement de terre (...) Cela amène bien entendu une montée de la colère dans la population, que l'opposition utilise déjà énormément", conclut-il.

>> Lire à ce sujet : Le président turc demande "pardon" pour les secours tardifs lors du séisme

Propos recueillis par Frédéric Mamaïs

Adaptation web: Tristan Hertig

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