Modifié

L'Espagne rurale n'est pas prête à payer le prix du solaire et de l'éolien

Les surfaces dédiées au solaire et à l'éolien prennent des proportions impressionnantes en Espagne. [AP/Keystone - Alvaro Barrientos]
Les campagnes espagnoles ne sont pas prêtes à payer le prix de l’éolien / Tout un monde / 6 min. / le 15 mars 2023
L'Espagne affiche de grandes ambitions dans le domaine des énergies renouvelables, et le rythme des grands projets s'accélère encore depuis la guerre en Ukraine. Mais c'est au détriment des terres agricoles et la grogne monte dans les campagnes.

Les autorités espagnoles veulent parvenir à 75% d'électricité d'origine renouvelable d'ici 2030, contre 45% aujourd'hui. Mais cet objectif implique des milliers d'hectares pour installer des panneaux solaires et des éoliennes.

Gigantesque parc photovoltaïque sur 13 sites

Près du village de Budia, dans la région de Castille-la-Manche, le va-et-vient des camions est incessant là où des centaines de panneaux solaires sont en cours d'installation. Il s'agit de l'un des 13 sites d'un gigantesque parc photovoltaïque au cœur de l'Alcarria, à 1h30 de Madrid.

C'est l'une des zones les plus dépeuplées de l'Espagne et ce chantier couvre presque 1000 hectares, soit un peu moins de 1000 terrains de football.

Personne ne nous a demandé si nous voulions transformer ainsi notre territoire.

Berta Caballero

"Ici, nous ne voyons personne autour car nous sommes dans une zone peu habitée. Mais cela ne veut pas dire qu'absolument personne ne vit ici", relève Berta Caballero, porte-parole d'Aliente - Alianza Energia y Territorio (Alliance - Energie et Territoire) à Guadalajara, mercredi dans l'émission Tout un monde de la RTS.

Elle calcule qu'au moins 3000 hectares sont déjà construits ou prévus dans les environs, sur des terrains agricoles de plusieurs municipalités.

Et "personne ne nous a demandé si nous voulions transformer ainsi notre territoire", ajoute la représentante de cette plateforme écologiste implantée dans toute l'Espagne. "Les pouvoirs publics devraient défendre nos droits pour que nous vivions tranquilles sans nous voir envahis ni colonisés par ces grandes entreprises. Ils saccagent la campagne."

Pour transporter l'énergie ailleurs en Espagne

"Nous ne sommes pas du tout opposés aux énergies renouvelables", précise Berta Caballero, "mais nous sommes contre ce modèle qu'ils nous imposent, ces grands projets pour produire de l'énergie à grande échelle et la transporter ailleurs.

La porte-parole d'Aliente regrette l'absence d'organisation territoriale pour décider où on devrait les installer ou pas: "Ce sont les entreprises qui décident en fonction de leur rentabilité, ce qui est logique de leur point de vue", dit-elle.

Berta Caballero aimerait davantage de petites communautés énergétiques pour la consommation locale et davantage d'incitation pour l'installation de panneaux solaires sur des terrains déjà dégradés. Mais une fois que les entreprises photovoltaïques tombent d'accord avec les propriétaires des terres pour les louer, il est difficile pour les habitants de freiner ces mégaprojets.

Qu’est-ce qu’on va manger d’ici 20 ans, des panneaux solaires?

Ana, tenancière de bar

Et au village de Budia, il y a les pour et les contre - les gagnants et les perdants, en quelque sorte. "Tout dépend à qui tu parles - si tu parles à celui qui loue les terres, si c'est un agriculteur ou juste un propriétaire de terres à qui on donne beaucoup plus", explique la tenancière de l'un des bars-restaurants.

Personnellement, Ana ne soutient pas ces grandes infrastructures. Mais "si on veut subventionner, qu'on donne des aides à chacun pour mettre des panneaux sur sa maison et qu'on arrête d'occuper de l'espace", commente-t-elle. "A la fin, qu'est-ce qu'on va manger d'ici 20 ans, des panneaux solaires? L'agriculture est en train de disparaître."

Ana fait pourtant partie des gagnants: elle travaille beaucoup plus avec la venue quotidienne des ouvriers qui construisent les panneaux solaires. Mais pour combien de temps encore? Une fois que tout sera terminé, tout le monde partira.

Cinq fois plus d'argent à l'hectare

Malgré ce marché juteux, tous les propriétaires ne choisissent pas de louer leurs terres. C'est le cas d'Alberto, 31 ans, agriculteur à Masegoso de Tajuña. Sa famille possède 150 hectares de céréales, tournesols et légumes. Les entreprises photovoltaïques ont tenté de le convaincre de louer ses surfaces, mais sans succès.

"Ils proposent des contrats de location sur 20 ou 25 ans et ils offrent 1200 euros annuels par hectare", détaille-t-il. C'est environ cinq fois plus que dans l'agriculture et beaucoup décident donc de signer ces contrats. "Moi, je ne suis pas en faveur de ces atrocités commises dans nos champs", dit Alberto. "Toutes ces activités, cela porte préjudice aux milieux ruraux, aux traditions et à tout l'environnement."

Une opportunité pour l'Espagne rurale?

Ceux qui s'opposent à ces mégaprojets s'inquiètent aussi de l'effet sur le tourisme et le paysage. Et le directeur général de l'Union espagnole photovoltaïque (UNEF) ne prend pas à la légère cette grogne rurale. "Bien sûr que cela nous préoccupe", assure Jose Donoso, "car nous sommes un secteur régulé, nous dépendons du soutien politique et les gouvernements dépendent du soutien de leurs électeurs".

Mais ceux qui s'opposent à ces projets utilisent la fausse excuse du paysage, affirme-t-il. "Il y a aussi des intérêts pour requalifier les terrains en constructible, des vignerons, le tourisme rural, les chasseurs aussi, c'est une partie importante car la superficie pour chasser diminue", ajoute le directeur de l'UNEF qui estime cependant qu'on ne peut pas nier une opportunité pour l'Espagne rurale.

Qu’est-ce qu’on fait là? Exporter la ville dans la campagne?

Natalia, guide touristique

Guide touristique, Natalia habite dans le tout petit village pittoresque de Gualda. Les alentours sont désormais enlaidis par les pylônes à haute tension, "un véritable Far West des énergies renouvelables".

"Cela ne me rend pas triste mais très en colère, je suis indignée car j'adore cet endroit", poursuit-elle. "Qu'est-ce qu'on fait là? Exporter la ville dans la campagne?" Ana estime qu'il doit y avoir d'autres moyens de faire les choses, de manière plus organisée et planifiée. "L'argent ne doit pas et ne peut pas tout acheter!", lance celle qui dépend du tourisme.

Et la grogne rurale se fait aussi entendre autour de grands projets d'éoliennes ailleurs en Espagne. La transition énergétique ne sera peut-être pas aussi évidente, ni juste pour tout le monde.

Valérie Demon/oang

Publié Modifié