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"Pegasus est une arme militaire utilisée contre des civils"

Géopolitis: Tous espionnés [Adobe Stock - Rymden]
Tous espionnés / Geopolitis / 26 min. / le 19 mars 2023
Pegasus est un logiciel espion capable de s'infiltrer dans n'importe quel téléphone portable et d'accéder à toutes ses données. L'enquête qui a révélé l'ampleur de cette surveillance est au coeur d'un documentaire présenté samedi au FIFDH. Il montre comment des dirigeants politiques, des militants, des journalistes ou leurs proches ont été ciblés par des dizaines d'Etats.

Officiellement, Pegasus est un logiciel conçu pour traquer les terroristes et les criminels. Un outil qui se veut au service des citoyens, développé par la société israélienne NSO Group. C'est une toute autre histoire que raconte Laurent Richard, directeur et fondateur de Forbidden Stories, le consortium de journalistes qui a dévoilé les dérives de l'utilisation de Pegasus.

"Le Projet Pegasus a révélé un espionnage de masse systématique, extrêmement précis, extrêmement sophistiqué, contre des milliers de citoyens dans le monde. (...) On a découvert que des militants des droits de l'homme, des journalistes, des opposants politiques, des dissidents étaient traqués par ce même logiciel", explique le journaliste, invité dans Géopolitis.

L'affaire a été révélée en 2021 par les investigations parallèles de plus de 80 journalistes, issus de 17 médias, dans 10 pays. Le documentaire "Pegasus, un espion dans votre poche"*, retrace ce long travail d'enquête qui montre comment des milliers de téléphones ont été infectés à l'insu de leurs propriétaires et comment le logiciel est parvenu à accéder à la totalité des contenus, même si le portable est éteint. Messages, e-mails, mots de passe, vidéos, Pegasus voit tout, peut prendre le contrôle du micro et de la caméra de votre téléphone, et même récupérer des fichiers effacés.

Un traumatisme

"C'est l'un des logiciels les plus sophistiqués qui n'ait jamais été inventé. C'est une arme. En réalité, on parle d'une arme militaire utilisée contre des civils", poursuit Laurent Richard, qui déplore que le législateur et les décideurs politiques n'aient pas encore saisi tous les enjeux d'une telle arme.

Il pointe notamment l'exemple de la journaliste et militante azerbaïdjanaise Khadija Ismaïlova, réputée pour ses enquêtes sur la corruption au sein du gouvernement Aliyev: "Quand elle découvre qu'elle est visée par Pegasus, c'est un traumatisme absolu pour elle, mais aussi pour ses proches, pour toutes les personnes qui ont pu lui faire confiance un jour et discuter avec elle. C'est un traumatisme parce que vous savez que ceux qui vous veulent du mal détiennent des informations qui, un jour peut-être, seront utilisées contre vous. Donc c'est un cauchemar sans fin."

Forbidden Stories a eu accès une liste de 50'000 cibles potentielles du logiciel et reliées à 11 Etats commanditaires, dont l'Azerbaïdjan, l'Inde, le Mexique, le Rwanda ou la Hongrie. Parmi ces numéros de téléphones, 15'000 sont mexicains. Le Mexique a été le premier client de NSO. Des numéros du président français Emmanuel Macron et des membres de son gouvernement figurent aussi sur cette liste, pour le compte d'un service de sécurité du Maroc. Mais Rabat nie toujours être un client de NSO.

>> Lire aussi : Le président Macron dans la liste des cibles potentielles du logiciel espion Pegasus

"Outil de soft power"

Le logiciel espion de NSO Group est en tout cas un formidable atout pour Israël. Fondée en 2010, l'entreprise est devenue en quelques années le leader du cyberespionnage mondial. Une entreprise privée qui a "besoin du feu vert du gouvernement israélien pour pouvoir exporter sa licence de vente du logiciel Pegasus. Parce que c'est une arme militaire et donc ils ont besoin d'avoir un agrément du ministère de la Défense", souligne Laurent Richard.

"Dans certaines visites officielles, [Benjamin Netanyahu] s'est servi de NSO Group et de son logiciel Pegasus pour signer des contrats et avoir des relations commerciales avec différents pays. Donc c'est aussi un outil de soft power pour le gouvernement israélien", explique-t-il.

NSO Group continue de "nier fermement" les conclusions de l'enquête, affirmant mener une "mission vitale" qui "sauve des milliers de vies dans le monde". Mais depuis les révélations, l'entreprise se retrouve fragilisée et a perdu plusieurs clients. En août dernier, le PDG de NSO et créateur de Pegasus Shalev Hulio démissionne. Tout comme Asher Lévy, le directeur exécutif du groupe, quelques mois avant lui.

Jugeant leurs activités "contraires à la sécurité nationale", le département du commerce américain a depuis placé NSO Group sur "liste noire". Apple et le groupe Meta ont notamment engagé des poursuites contre la compagnie.

Quelle régulation?

NSO vacille, mais la disparition de l'entreprise israélienne ne signerait pas pour autant la fin de ce commerce florissant. "De tout temps l'espionnage, la collecte d'informations, c'est une arme clé pour tout Etat qui veut peser dans le débat géopolitique", rappelle Laurent Richard. Un peu partout, les budgets de surveillance augmentent, tout comme les dépenses en armement. "On ne peut pas en dire autant des contre-pouvoirs démocratiques", poursuit le journaliste qui déplore un manque de transparence et une absence de régulation.

"Quand on découvre que des milliers d'avocats, de journalistes sont espionnés et qu'il n'y a rien pour protéger le citoyen contre ça, qu'il n'y a aucune possibilité de poursuites judiciaires qui soit réellement sérieuse, on est dans un désastre démocratique", regrette Laurent Richard.

"Si vous apprenez que vous êtes la victime de Pegasus, qu'est-ce que vous pouvez faire?", se questionne le journaliste. "Vous vous retournez contre Apple parce qu'ils vous ont vendu un téléphone qui n'était pas sûr? Vous vous retournez contre NSO Group qui est basé en Israël? (...) Impossible de se retourner contre l'Etat qui vous surveille, parce qu'officiellement, il ne vous surveille pas. C'est très compliqué. Donc c'est au législateur de bâtir des lois", conclut-il.

Mélanie Ohayon

*Le film "Pegasus, un espion dans votre poche" (Réal. Anne Poiret, 2023) est projeté ce samedi 18 mars au Festival du film et forum international sur les droits humain de Genève (FIFDH).

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L'interview de la réalisatrice Anne Poiret

La journaliste et réalisatrice Anne Poiret a présenté cette semaine en première mondiale son film "Pegasus, un espion dans votre poche" dans le cadre du Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains (FIFDH) .

"Il y a beaucoup de clients en Europe, mais aussi sur tous les continents", explique Anne Poiret, interrogée cette semaine dans l'émission Médialogues. Ce sont des Etats, des polices, des armées ou des services de renseignement, notamment. "Et tout cela est parfaitement légal", ajoute-t-elle. "L'Etat israélien donne son accord pour chacune de ces ventes à des institutions, ce ne sont pas des privés."

"Le discours des institutions concernées ou de NSO Group est que ce logiciel est fait pour traquer des criminels qui se protègent en créant des réseaux de plus en plus difficiles à infiltrer", ajoute la journaliste. "Ils mettent en avant la traque de narcotrafiquants, de pédophiles… Mais on réalise, et c'est ce que montre cette enquête de journalistes, qu'il n'y a pas que des criminels. Il y a aussi des journalistes, des chefs d'Etat, des ministres, des opposants, des avocats, dont les communications devraient être protégées."

Pour infecter un téléphone, "il faut cliquer sur un lien reçu et il faut donc que les services qui utilisent le logiciel envoient des messages, des SMS très personnalisés, sur mesure", explique Anne Poiret. "Et donc il y a toute une recherche à faire sur la cible pour comprendre ce qui va intéresser cette personne" et la convaincre de cliquer sur le lien reçu. "Et là, vous êtes infecté."

>> L'interview d'Anne Poiret dans Médialogues :

Un extrait du film "Pegasus, un espion dans votre poche". [FIFDH]FIFDH
Le scandale Pegasus décortiqué dans un documentaire au FIFDH / Médialogues / 21 min. / le 15 mars 2023

Le budget du Renseignement américain déclassifié depuis 2007

Les Etats-Unis ont alloué 89,8 milliards de dollars à leurs services de renseignement en 2022.

A titre de comparaison, c'est bien plus que le budget total de la Défense russe en 2021 (65,9 milliards de dollars, SIPRI).

En Europe, c'est le Royaume-Uni qui dépense le plus en espionnage. Le pays consacrera plus de 4 milliards d’euros à son Renseignement dès 2024.