"Même la Suisse inflige des sanctions à la Russie!". Ces mots de Joe Biden le 1er mars 2022, un peu plus d'une semaine après le début de l'offensive russe en Ukraine, avaient enflammé un débat déjà bien entamé en Suisse.
En décidant de reprendre très rapidement les sanctions européennes à l'encontre de Moscou, le gouvernement était accusé de ne pas respecter la politique de neutralité du pays. "Celui qui participe à des sanctions économiques est un belligérant (...) En y participant, la Suisse est désormais en guerre", allait jusqu'à dire Christoph Blocher.
Plus d'un an plus tard, la cause semble entendue. Pour le Conseil fédéral, la reprise de sanctions contre un pays qui a violé le droit international humanitaire ne remet pas en cause la neutralité. D'après les sondages, près de 60% de la population est d'ailleurs de cet avis.
Mais si la Suisse a accepté de reprendre à son compte des sanctions économiques, elle continue depuis à refuser d'aller plus loin. Pas question d'envoyer des armes à l'Ukraine. Pas question non plus de livrer des munitions à l'Allemagne destinées ensuite à l'Ukraine. Pas question enfin d'envoyer à Berlin des chars Léopard, qui eux devaient rester dans les hangars allemands.
Louée dans un premier temps, Berne se retrouve donc à nouveau en porte-à-faux avec ses partenaires occidentaux.
Dans une interview accordée à la NZZ le 16 mars dernier, l'ambassadeur des Etats-Unis en Suisse Scott Miller juge que le pays "traverse sa pire crise depuis la Seconde Guerre mondiale". Il estime que la Suisse est en quelque sorte devenue "le trou au milieu du donut", que représenterait l'Otan en Europe. Et de tancer ensuite le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) qui n'en ferait de loin pas assez pour geler les avoirs d'oligarques russes présents dans les banques helvétiques.
Une charge sévère envers la Suisse, mais qui n'est pas sans en rappeler d'autres. En Europe, l'Allemagne s'est par exemple montrée très agacée par l'affaire des munitions, certains élus allant jusqu'à dire que la Suisse ne pouvait tout simplement plus être vue "comme un partenaire fiable".
>> Relire : L'Allemagne fait pression sur Berne pour pouvoir exporter des munitions suisses vers l'Ukraine
Alors que le Parlement débat pour tenter de trouver une solution à la question sensible des réexportations d'armes, la pression extérieure est donc très forte. Tantôt dépeinte comme "une profiteuse" de l'architecture de sécurité européenne et otanienne ou comme "une anomalie" au coeur du continent, la Suisse voit son image passablement écornée ces derniers mois.
Pourtant, d'autres pays européens qui n'en font pas plus pour l'Ukraine ne semblent pas subir la même fronde.
L'Irlande, le point faible de l'ouest européen
Avec un PIB de 502 milliards d'euros, soit plus de 100'000 euros par habitant, l'Irlande est l'un des pays les plus riches de l'Union européenne. Selon l'institut allemand de Kiel pour l'économie mondiale, le petit Etat n'a toutefois alloué que 69 millions d'euros à l'Ukraine depuis le début du conflit. Une somme qui ne comprend ni armes, ni munitions.
Depuis les années 1920 et la guerre d'indépendance, le pays a pris la décision de ne pas rejoindre d'alliance militaire. Il est notamment resté neutre de manière controversée pendant la Seconde Guerre mondiale, puis a refusé d'intégrer l'Otan dans les années 1960, afin de ne pas se retrouver aux côtés du Royaume-Uni.
Mais la neutralité reste avant tout pour Dublin un concept, voire une tradition. Elle n'est d'ailleurs pas codifiée dans la Constitution irlandaise. Sans contrainte légale, la non-participation à l'aide militaire envers Kiev est donc un choix politique assumé.
Dans les semaines qui ont suivi l'invasion, spécialistes et journalistes estimaient que cette politique ne tiendrait pas. Plus d'un an après le début de la guerre pourtant, rien ou presque ne semble avoir changé à Dublin. Tout au plus le pays a accepté de former des militaires ukrainiens au déminage, afin de protéger les populations civiles.
L'aide militaire, elle, ne peut être que défensive et non létale: casques, gilets pare-balles ou encore carburant. Pas question non plus de participer au projet européen d'envoi d'obus et de munitions à l'Ukraine. Un positionnement qui n'est officiellement pas contesté, ni à Bruxelles, ni aux Etats-Unis. En accueillant le Premier ministre irlandais à Washington à la mi-mars, Joe Biden n'a par exemple à aucun moment évoqué le souhait d'une aide militaire irlandaise.
La question ne peut toutefois pas se poser de la même façon qu'avec la Suisse. Composées de moins de 10'000 hommes, les Forces de Défense irlandaises sont l'une des plus petites armées d'Europe. Le pays ne dispose par ailleurs pas de stocks d'armes significatifs qu'il pourrait envoyer pour aider l'Ukraine. Mais une aide financière adéquate pour du matériel militaire pourrait toutefois fortement aider Kiev.
La petite taille et les capacités techniques très limitées de l'armée irlandaise représentent par ailleurs, selon de nombreux analystes, un risque dans le cadre d'un conflit ouvert avec la Russie.
L'Irlande ne dispose pas de chars lourds, ni d'artillerie à longue portée. Plus inquiétant, elle n'est pas capable d'identifier tous les aéronefs traversant son espace aérien, ou encore d'effectuer une surveillance efficace des près d'un million de kilomètres carrés de fonds marins qui entourent le pays, car elle ne dispose que de 4 bateaux de patrouille.
Pour Barry Andrews, député irlandais au Parlement européen pour le Fianna Fáil (centre-droit), ces lacunes pourraient notamment s'avérer extrêmement graves dans le cas d'attaques hybrides. "75% des câbles internet sous-marins transatlantiques traversent ou s'approchent de la zone économique exclusive de l'Irlande, et nous hébergeons plus de 30% des données européennes. Nous sommes donc une cible naturelle pour quiconque voudrait nuire aux économies européennes et transatlantiques", expliquait-t-il déjà en mai 2022 dans le mensuel The Parliament Magazine.
Au-delà de ne pas procurer d'aide militaire à l'Ukraine, Dublin est donc considéré par beaucoup comme le point faible de l'ouest européen. Durant l'été passé, le gouvernement a décidé d'augmenter son budget militaire de 50% d'ici à 2028, pour atteindre 1,5 milliard d'euros. Il représentera alors 0,3% du PIB, encore très loin des standards de l'Otan, qui recommande 2%.
L'Autriche, un tango risqué avec Moscou
L'Autriche a également décidé depuis le début de la guerre de ne fournir aucune arme à Kiev, de manière directe ou indirecte. En vigueur depuis 1955, la neutralité est devenue l'un des piliers de l'identité nationale. Le pays s'est engagé à ne rejoindre aucune alliance militaire et à ne pas accueillir de bases étrangères sur son sol. Cette doctrine est d'ailleurs célébrée chaque année en grande pompe lors de la fête nationale du 26 octobre.
Le pays s'est pour l'instant contenté principalement d'allouer à Kiev une aide humanitaire, toutefois bien plus conséquente que celle octroyée par Dublin. En tout, Vienne a ainsi promis près de 600 millions d'euros.
Contrairement à l'Irlande, l'Autriche possède une vraie industrie d'armement, avec plusieurs entreprises productrices d'équipements et de systèmes militaires. Le pays ne semble toutefois pas prêt à faire de concession. Pas question d'envoyer des armes ni même de participer activement au programme en commun de l'UE pour délivrer des munitions et des obus.
Si un débat sur la neutralité a semblé naître à un moment dans le pays, avec plusieurs pétitions notamment, les lignes n'ont au final pas bougé, sans là encore que l'Union européenne ou les Etats-Unis ne s'en offusquent véritablement.
A contrario, les liens économiques étroits que continue d'avoir le pays avec la Russie, agaçent. L'Autriche reste très dépendante du gaz russe, qu'elle importe toujours massivement. Au niveau bancaire aussi, le pays continue à collaborer avec Moscou. La Raiffeisen Bank International a ainsi annoncé qu'en 2022 plus de la moitié de ses bénéfices provenaient de sa filiale russe. Des activités qui pourraient fragiliser les trains de sanctions européennes.
Persuadée d'avoir un rôle de médiation à jouer, l'Autriche ne semble pas vouloir définitivement couper ses liens avec Moscou. Une situation qui pourrait même se renforcer si le FPÖ devait revenir au pouvoir. En effet, le parti d'extrême droite, bien placé dans les sondages, s'oppose ouvertement aux sanctions contre la Russie.
Ses liens avec Moscou sont d'ailleurs connus de longue date. En 2016, il avait ainsi scellé un accord d'amitié avec le parti Russie unie, formation de Vladimir Poutine.
Une Europe moins unie qu'il n'y paraît
L'Irlande et l'Autriche ne sont pourtant que des exemples parmi d'autres en Europe.
La Hongrie de Viktor Orban n'envoie aucune arme à l'Ukraine et ne collabore à aucun soutien financier militaire. A plusieurs reprises, elle a également menacé d'assouplir le régime de sanctions de l'UE, en insistant notamment pour que certaines personnes et autres entités soient retirées des listes noires. En octobre 2022, le gouvernement a également effectué une campagne d'affichage contre ces mêmes sanctions, n'hésitant pas alors à les comparer à "des bombes" pour la population russe.
Une position qui énerve à Bruxelles, mais contre laquelle il ne semble pas exister de véritables leviers. Membre de l'Otan, la Hongrie possède aussi un droit de veto, qui pourrait entraver les entrées de la Suède et de la Finlande dans l'alliance transatlantique.
Candidate à l'entrée dans l'Union européenne depuis plusieurs années, la Serbie est aussi problématique pour l'Europe. Tout en condamnant officiellement l'invasion, le pays n'a décrété aucune sanction contre la Russie. Fréquemment, des manifestations en faveur de Moscou sont par ailleurs organisées à Belgrade.
Le petit Etat de Malte également, pourtant membre de l'Union européenne, a décidé de rester neutre et de ne fournir à Kiev qu'une aide humanitaire.
Enfin, d'autres pays, bien que participant à l'aide militaire, se sont refusés à envoyer du matériel jugé pourtant indispensable par l'Ukraine. C'est par exemple le cas de la Grèce, qui n'a pas souhaité livrer un seul char Leopard 2, alors qu'elle possède pourtant, avec ses 353 engins, le deuxième arsenal du continent.
Avec une économie forte et une industrie de l'armement bien développée, la Suisse est logiquement sous la pression de ses partenaires pour venir en aide à l'Ukraine, notamment sur l'autorisation des réexportations d'armes, encore récemment demandée par l'Otan.
Mais l'image du trou au milieu du donut de l'ambassadeur américain en Suisse semble incomplète, l'architecture de sécurité européenne censée soutenir l'Ukraine possédant au final des faiblesses aussi bien à l'ouest qu'au sud et à l'est.
Tristan Hertig