TikTok, les Etats-Unis et la Chine, une guerre pour l'hégémonie technologique

Faut-il avoir peur de TikTok? Oui, si l'on en croit les membres de la Chambre des représentants à Washington, qui ont soumis le patron de l'application, Shou Zi Chew, à un barrage de questions jeudi.

Lors de son audition, ce dernier n'a pas réussi à désamorcer les critiques à l'encontre de TikTok, que beaucoup d'élus américains considèrent comme une plateforme permettant d’espionner et d'influencer les citoyens américains.

>> Lire : Le discret patron de TikTok défend l'application face au Congrès américain

C'est que TikTok - bannie en Inde, menacée d’interdiction aux Etats-Unis et prohibée sur les appareils des fonctionnaires d'Etats comme le Canada, le Royaume-Uni ou la France - cristallise un contexte de tensions entre Washington et Pékin, explique Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dans l'émission de la RTS Tout un monde vendredi.

>> Lire aussi : La France interdit toute application "récréative" à ses fonctionnaires, TikTok et Netflix concernés

TikTok est en effet la vitrine de la Chine, et surtout de l'ascension de la Chine dans les relations internationales et dans la modernité, dans son versant le plus technologique. "Aujourd'hui, les Etats-Unis dominent ce secteur, les grandes entreprises technologiques américaines sont des acteurs globaux. Et vous avez un concurrent, venant d'un pays dit émergent, qui est en train de prendre des positions sur ce marché à une échelle inédite pour un acteur non-américain", décrit le chercheur.

Sans surprise, cela inquiète: les Etats-Unis ont fondé leur prééminence dans les relations internationales sur leur supériorité technologique - et ce depuis la Deuxième Guerre mondiale, rappelle Charles Thibout. "Avec TikTok, on a l'exemple même d'une contestation de cette hégémonie, qui reste symbolique mais qui suffit à rendre extravagantes les attaques contre cette entreprise par rapport à ce qu'elle est véritablement. Et qui mène à des projets d'interdiction pure et simple."

>> Ecouter aussi le sujet de Tout un monde sur l'audition du patron de TikTok devant la Chambre américaine de représentants :

Keystone - EPA/RITCHIE B. TONGO

Pour étayer sa volonté d'interdire la plateforme, l'Administration américaine affirme qu'elle représente une menace pour la sécurité nationale américaine. Dans cette accusation, "il y a un volet renseignement et un volet influence", distingue Charles Thibout. "Le renseignement, parce que par un tas de dispositions juridiques, les autorités chinoises sont potentiellement en mesure de capter les données qui transitent par TikTok." Certaines législations chinoises obligent en effet les entreprises à coopérer avec les autorités de répression et de renseignement chinoises, et ces données peuvent effectivement atterrir dans les mains du régime chinois (lire aussi encadré).

Les dirigeants américains ont décidé de marginaliser au possible TikTok, qui apparaît aux yeux des pouvoirs publics comme l'un des principaux actifs stratégiques de leur adversaire, la Chine.

Quant à l'influence, si l'Etat chinois maîtrise les algorithmes de recommandation, il pourrait faire en sorte que certains contenus potentiellement subversifs du point de vue américain soient mis en avant sur la plateforme aux Etats-Unis. "L'idée serait qu'il pourrait y avoir des tentatives de subversion de la population américaine, des tentations d'exacerber des tensions et d'appeler les gens à la violence, ou de se désintéresser du sort de la sécurité nationale", décrit le spécialiste.

Lors de son audition, le patron de TikTok a donné des garanties sur la protection des données, avec des serveurs basés aux Etats-Unis; mais cette promesse n'a pas convaincu les élus au Congrès. "Les dirigeants américains ont décidé de marginaliser au possible TikTok, qui apparaît aux yeux des pouvoirs publics comme l'un des principaux actifs stratégiques de leur adversaire, la Chine. On n'est plus dans l'ordre du rationnel, on est dans quelque chose qui ressemble aux préparatifs d'une guerre", analyse Charles Thibout.

Reste à savoir si, fort de ses 150 millions d'utilisateurs et utilisatrices aux Etats-Unis, l'application TikTok ne serait pas déjà devenue "too big to ban", trop grand pour être interdit? "Je ne le crois pas", répond Charles Thibout. "Il y a une forte dépendance à TikTok aujourd'hui aux Etats-Unis, mais ce n'est pas comparable à Amazon, Microsoft ou Google. Cela reste une entreprise très focalisée sur les réseaux sociaux, et s'en débarrasser n'aura pas un impact significatif dans l'économie américaine. Il n'a pas été si difficile d'interdire Huawei aux Etats-Unis, alors que c'était un actif beaucoup plus compliqué à marginaliser."

Propos recueillis par Patrick Chaboudez

Adaptation web: Katharina Kubicek