Concorde temporaire à l'Assemblée nationale française: les députés ont adopté à l'unanimité jeudi un texte encadrant les pratiques commerciales controversées des influenceurs sur les réseaux sociaux, et mettre fin à la "loi de la jungle". A l'issue d'une séance inhabituellement consensuelle en cette période de tensions autour de la réforme des retraites, les 49 députés présents ont voté à l'unanimité, en première lecture.
Le texte prévoit une définition légale de l'activité des 150'000 influenceurs et influenceuses en France: elle consiste à mobiliser "leur notoriété" pour faire la promotion "de biens, de services ou d'une cause quelconque" contre un bénéfice économique ou un avantage en nature.
Le texte interdit la promotion d'actes de chirurgie esthétique et entérine le fait que les influenceurs sont soumis aux règles de la loi Evin sur la promotion des boissons alcoolisées. Certains placements financiers à risque sont aussi dans le viseur.
Lorsque des images de promotion pour des cosmétiques, par exemple, sont retouchées via un filtre pour les rendre plus attrayantes, il devra en être fait mention et les promotions de produits trop salés ou sucrés devront être accompagnées d'une information sanitaire.
Jusqu'à deux ans de prison
En cas de manquement, les influenceurs encourront jusqu'à deux ans d'emprisonnement et 30'000 euros d'amende, voire une interdiction d'exercer.
Le métier d'"agent d'influenceur" sera lui aussi défini et encadré, avec une obligation de contrat mentionnant la "soumission au droit français" même s'ils exercent de l'étranger en direction de la France. Un influenceur exerçant de l'extérieur de l'Union européenne, à Dubaï par exemple, devra également désigner un représentant légal dans un pays membre et souscrire une assurance pour couvrir d'éventuels dommages.
La loi entend également responsabiliser davantage les plateformes (Twitter, Instagram ou Facebook): elles seront responsables en cas d'inaction après une plainte. Une "brigade de l'influence commerciale" sera chargée de répondre, avec d'autres autorités, aux signalements des internautes et de faire appliquer les règles.
Elle compte imposer pour les écoliers et collégiens une sensibilisation à la manipulation commerciale sur les réseaux sociaux, et prévoit des garde-fous pour les mineurs influenceurs.
Le gouvernement soutient l'initiative et va proposer en parallèle une charte des influenceurs.
Des "influvoleurs"
Le secteur, qui générait près de 16,5 milliards de dollars de revenus en 2022, est dans l'oeil du cyclone. Devenus pour certains des stars avec des millions d'abonnés, les influenceurs diffusent des contenus sur les réseaux sociaux qui peuvent grandement orienter les comportements.
La star de la téléréalité franco-suisse Nabilla Benattia-Vergara a, par exemple, payé 20'000 euros d'amende pour avoir fait en 2018 la promotion de services boursiers sur Snapchat sans mentionner qu'elle était rémunérée.
Ces derniers mois, la pression est montée pour réguler cette activité souvent décriée: partenariats rémunérés non explicites, concurrence déloyale, exil fiscal ou accusations d'arnaques.
La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a publié une étude accablante sur leurs pratiques. Le rappeur Booba (plus de 6 millions d'abonnés sur Twitter) a aussi servi de caisse de résonance en s'en prenant aux "influvoleurs" via Magali Berdah, celle-ci le qualifiant en retour de "harceleur".
Magali Liévois, de son vrai nom, est considérée comme la papesse des influenceurs, en étant l'agente de plusieurs grands noms de la téléréalité. Elle a notamment été sous les feux de la critique depuis le numéro de "Complément d'enquête" diffusé sur France 2 en septembre 2022 et intitulé "Arnaques, fric et politique: le vrai business des influenceurs".
Tribune des influenceurs
Signe que la nouvelle législation française est scrutée, 150 influenceurs ont appelé dans une tribune du Journal du dimanche les députés à "ne pas casser (leur) modèle" à cause de la "dérive d'une minorité".
Certains signataires de premier plan, comme Squeezie, plus gros Youtubeur français (17,9 millions d'abonnés), ont depuis retiré leur paraphe et le collectif à l'origine de la tribune a assuré "soutenir" la proposition de loi.
"On a tous globalement signé un truc avec deux/trois échanges WhatsApp, ce qui est la honte pour nous parce qu'on passe un peu pour des cons", a indiqué de son côté, Seb la Frite, au micro de France Inter.
Qu'en est-il en Suisse?
En 2022, dans une enquête, la Fédération romande des consommateurs (FRC) s'est intéressée au monde de l'influence en Suisse, notamment sur la promotion des produits gras et sucrés.
"48% des enfants entre 8 et 15 ans ont déjà demandé à acquérir un produit découvert sur YouTube", indique sa secrétaire générale Sophie Michaud Gigon, dans l'émission de la RTS Forum.
"Il n'est jamais indiqué qu'il s'agit de publicité. Le marketing d'influence est un modèle basé sur la confiance et la proximité, qui fait tomber pas mal de barrières. Chez les enfants et les jeunes, il y a une compréhension qui n'est pas très claire de ce qui est ou non de la publicité", décrit Sophie Michaud Gigon, également conseillère nationale (Les Verts/VD), en évoquant un certain "Far West" dans le domaine.
Loi sur la concurrence déloyale
"En Suisse, toutes les règles existantes dans la loi s'appliquent aussi aux influenceurs", indique Juliette Ancelle, avocate spécialiste en droit des nouvelles technologies et réseaux sociaux, dans La Matinale de la RTS. "La source principale est la loi sur la concurrence déloyale, qui interdit des publicités ou des communications trompeuses sur des produits."
Et de compléter: "La commission suisse pour la loyauté (active dans le domaine de la communication, ndlr) impose des règles de transparence aux influenceurs qui feraient de la promotion de produits en ligne." Sophie Michaud Gigon souligne toutefois qu'il n'y a actuellement pas de sanction, "ce n'est pas très dissuasif". "Une régulation se justifie", dit-elle.
L'Union européenne a adopté un acte législatif, le Digital services act, qui entrera en vigueur en 2024. "Elle tend à interdire le ciblage marketing sur les mineurs, ainsi qu'à limiter la désinformation et la manipulation des consommateurs, notamment en expliquant le fonctionnement des algorithmes", explique la secrétaire générale de la FRC.
Miruna Coca-Cozma/vajo/afp