C'est sans doute la meilleure métaphore de ce qui est en cours en Géorgie. A quarante minutes de la capitale, Tbilissi, la ligne d'occupation sépare le pays de près de 4 millions d'habitants des territoires occupés par les Russes depuis 2008.
Une guerre de cinq jours en plein mois d'août avait alors entériné la perte de deux provinces séparatistes, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, soit 20% de la superficie de ce petit pays du Caucase qui, depuis son indépendance en 1991, tente tant bien que mal de sortir du giron russe.
"Occupation grignotante"
Cette présence crispe les Géorgiens qui plébiscitent l'entrée dans l'Union européenne (UE) à plus de 80%. Comme pour rappeler cette aspiration, des drapeaux européens flottent dans les rues du pays, aucun drapeau russe. Officiellement, la Géorgie et la Russie n'ont d'ailleurs même pas de relations diplomatiques. C'est la Suisse qui leur sert d'intermédiaire.
Pourtant, Moscou cherche à étendre sa présence sur place, très concrètement, en tentant de grignoter des mètres carrés à la frontière des zones occupées. "Ils ont avancé les barbelés ici. Nous avons perdu 70 hectares de plus", relevait ainsi David Katsavara, lors du passage de la RTS, fin mars.
Chef du mouvement "L'Union fait la force", ce père de famille a mis sur pause son emploi de guide sportif pour se rendre, presque chaque jour, sur la ligne d'occupation avec un groupe de volontaires. Selon lui, leur surveillance rapprochée a déjà ralenti les mouvements des troupes adverses. "Quand votre gouvernement ne fait rien contre la Russie, il faut que quelqu'un résiste", justifie-t-il.
Double discours
Depuis des années, la société civile géorgienne dénonce l'orientation prorusse du gouvernement, dirigé dans l'ombre par l'ancien Premier ministre et fondateur du parti Rêve géorgien, Bidzina Ivanichvili, un oligarque milliardaire, qui a fait fortune en Russie.
"Il y a un double discours de plus en plus visible du gouvernement, qui ne renonce pas à son orientation européenne et, en même temps, ménage ses relations avec Moscou", confirme Ana Andguladze, chercheuse à l'Université libre de Bruxelles.
Mais cette ambiguïté passe mal. En témoignent les importantes manifestations qui ont suivi l'adoption en première lecture le 7 mars d'une loi sur les "agents de l'étranger", calquée sur une loi russe et visant à faire taire toute voix critique. Le texte prévoyait que toute ONG ou média recevant plus de 20% de son financement à l'international s'enregistre en tant qu'"agent de l'étranger", sous peine de lourdes amendes.
Nous faisons partie de l'Europe. Ce n'est pas une question de géographie, c'est une question de valeurs partagées
Des dizaines de milliers de personnes sont aussitôt descendues dans la rue pour réclamer le retrait du texte qui, de facto, réduisait les chances du pays d'intégrer un jour l'UE. Sous pression, le gouvernement a fini par renoncer le 10 mars, sans pour autant remettre le texte en question.
Cause ukrainienne
"En 2008, la Géorgie a été l'une des premières cibles de la Russie dont on sait qu'elle a des ambitions impérialistes qui ne concernent pas que l'Ukraine. Depuis février 2022, la société civile soutient totalement la cause ukrainienne. Elle désapprouve la politique du gouvernement à l'égard de la Russie. On l'a vu pour la loi sur les agents étrangers, on le voit aussi sur l'immigration russe", souligne Ana Andguladze.
En un an, Tbilissi a accueilli environ 100'000 Russes, opposés au régime ou refusant simplement d'aller se battre en Ukraine. Des arrivées que certains condamnent, craignant une instrumentalisation de ces réfugiés par le Kremlin, pour déstabiliser le pays.
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Dans les rues de Tbilissi, le retrait de la loi sur "les agents étrangers" n'a toutefois pas fait baisser la garde des jeunes militants de l'ONG Shame, qui promeuvent l'entrée du pays dans l'Union européenne. "C'est une année décisive, mais on n'a pas beaucoup de temps, sept ou huit mois seulement", rappelait un des membres du groupe Dachi Imedadze, lors d'une présentation à laquelle la RTS a assisté à Tbilissi.
Pour toucher le plus grand nombre de leurs compatriotes, le mouvement colle des autocollants sur les murs. "Comme ça, quand tu marches dans la rue, les murs te parlent. Les murs te disent que nous sommes pour l'Ukraine, contre l'influence russe, qu'on veut notre liberté", explique Tamara Arveladzé, l'une des fondatrices de Shame.
Décision européenne
A la fin de l'année, les Vingt-Sept décideront s'ils accordent ou non à la Géorgie le statut de candidat officiel à l'Union européenne. Cet octroi a été conditionné en juin 2022 à douze recommandations que Tbilissi doit remplir dans les mois à venir. Parmi elles, la réduction de la polarisation politique, le renforcement de l'indépendance de la justice et la désoligarchisation.
Ce traitement diffère de celui accordé à l'Ukraine et à la Moldavie, deux anciennes républiques soviétiques, qui avaient déposé leur demande de statut de candidat officiel à l'UE en même temps que la Géorgie, et qui l'ont obtenu.
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"On peut voir dans la différence de traitement entre l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, un avertissement politique de l'Union européenne au gouvernement géorgien", admet la chercheuse Ana Andguladze.
Bruxelles observe en effet avec inquiétude le fossé grandissant entre le gouvernement et la population géorgienne, craignant que le pays bascule dans la sphère d'influence russe, alors que Moscou s'est déjà imposé ces dernières années comme son premier partenaire économique.
L'ombre de Moscou
A ceux qui accusent les autorités géorgiennes d'être prorusses, le parti Rêve géorgien, au pouvoir depuis 2012, répond cependant que c'est plutôt l'UE qui a pris ses distances en retardant le verdict sur le statut de candidat.
"La décision qui a été prise était de nature politique, pas fondée sur nos performances parce que la Géorgie a été un élève modèle", estime par exemple le député Irakli Chikovani, rencontré par la RTS. "Nous, ce que nous voulons avant tout, c'est préserver la paix et éviter une escalade militaire", explique-t-il.
L'escalade militaire, c'est le scénario que redoutent le plus les Géorgiens. Encore traumatisés par le conflit de 2008, ils ont pris au sérieux les avertissements de Moscou, qui a appelé – sur le compte Twitter de la Russie en Crimée – les manifestants géorgiens à "réfléchir à deux fois" avant de demander la démission du gouvernement, sous peine de connaître le même sort que l'Ukraine. Des frappes militaires ont même été évoquées par la propagandiste du Kremlin, Margarita Simonian.
De quoi faire peur à un moment-clé de l'histoire de ce petit pays du Caucase dont les murs risquent encore de beaucoup parler ces prochains mois.
Juliette Galeazzi et Isabelle Ory, envoyée spéciale en Géorgie