Les 22 et 23 mai 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz en personne avait fait le déplacement au Sénégal. Une façon de montrer l'intérêt de l'Allemagne pour le projet d'exploitation de gaz offshore dans l'Atlantique, mené conjointement avec la Mauritanie voisine.
L'extraction offshore d'un champ de gaz transfrontalier, à près de 3000 mètres de profondeur, doit démarrer au dernier trimestre 2023 au large de Saint-Louis, une ville portuaire de 200'000 habitants, dans le nord-ouest du Sénégal. Il produira 2,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) par an. D'ici 2030, sa capacité devrait augmenter à 10 millions.
Outre ce projet principal, appelé Grand Tortue Ahmeyim, exploité par British Petroleum (BP) et le groupe américain Kosmos Energy, avec une participation chinoise pour la construction de la plateforme GNL à dix kilomètres de côtes, deux autres découvertes de gaz et de pétrole, également en mer, placent le pays ouest-africain sur la carte mondiale des producteurs d'hydrocarbures.
"Nous sommes prêts à travailler dans une perspective d'alimenter le marché européen en GNL", avait alors déclaré le président sénégalais Macky Sall en conférence de presse conjointe avec le chancelier allemand. "J'ai demandé au chancelier de nous accompagner pour le développement de ces ressources de gaz à partir de l'Afrique vers l'Europe, et aussi pour alimenter nos centrales électriques".
Revirement européen
Dépendant jusqu'à 55% du gaz russe avant la guerre en Ukraine, l'Allemagne a multiplié les initiatives pour trouver des sources d'approvisionnement alternatives, tout comme de nombreux pays européens.
>> Lire : Sans gaz russe, l'Allemagne opère un virage énergétique à marche forcée
Pour ce faire, Berlin a notamment renoncé à la décision, prise en novembre 2021 lors de la conférence mondiale sur le climat à Glasgow, de ne plus soutenir de nouveaux projets de charbon, pétrole et gaz avec des fonds publics à partir de 2023.
En juin 2022, les pays du G7 se sont d'ailleurs également mis d'accord pour que les investissements dans le gaz soient à nouveau possibles, temporairement, à condition qu'ils soient compatibles avec les objectifs climatiques et que l'infrastructure intègre ensuite des projets de développement d'hydrogène à faible émission de CO2 et renouvelable.
Nouvelles dépendances?
Ce revirement a relancé de nombreux projets en Afrique, où de nombreux pays disposent de réserves gazières en grande ou en modeste quantité, avec des infrastructures, si elles existent, souvent vétustes et inadéquates (lire encadré).
Malgré les engagements pris par le chancelier Olaf Scholz, qui a souligné qu'il ne fallait pas créer de nouvelles dépendances durables aux sources d'énergie fossiles, les nouveaux projets d'extraction de gaz au Sénégal suscitent de nombreuses critiques en Allemagne, dans les milieux académiques comme parmi les militants écologistes.
D'ici quinze ans, on peut devenir le Dubaï de l'Afrique
En justifiant l'exploitation de nouveaux gisements à l'étranger, le gouvernement fédéral consacre de nouvelles dépendances, a mis en garde dans le journal allemand Die Welt la politologue à l'Université de Hambourg Franziska Müller.
Selon elle, l'échange de "matières premières contre de l'argent" ne conduit ni à une croissance économique durable, ni à une diversification de l'économie, ni à une plus grande création de valeur dans le pays, mais va souvent de pair avec une dépendance politique extrême vis-à-vis de l'extraction des matières premières.
"L'exploitation du pétrole et du gaz s'ajoute à la liste des menaces qui pèsent sur notre environnement marin et côtier ainsi que sur la santé de la population sénégalaise", dénonce notamment le militant sénégalais de Fridays for Future Yero Sarr, lui aussi cité par Die Welt. Il demande à la place davantage de soutien pour le passage aux énergies renouvelables, quelque chose que promeut déjà l'Allemagne.
Dakar se veut rassurant
Du côté des autorités sénégalaises, on se montre plutôt optimiste. Dakar dit avoir tiré les leçons des expériences douloureuses de ses voisins et assure savoir comment éviter les pièges d'une manne qui peut s'avérer néfaste si elle est mal gérée. Un cadre légal a été créé ainsi qu'une procédure d'adjudication des contrats d'exploitation des hydrocarbures, ce qui assurerait la plus grande transparence.
"Les contrats signés par le Sénégal assurent à notre pays des parts comprises entre 50 et 64% des bénéfices qui seront réalisés dans le cadre des projets en cours", assurait pour sa part la ministre sénégalaise du Pétrole et des Energies Aïssatou Sophie Gladima à la revue Afrimag fin 2022.
Le principal opposant politique du pays, Ousmane Sonko, dénonce cependant des "contrats profitant essentiellement aux multinationales, qui s'arrogeraient 90% des bénéfices".
Un atout pour la population?
Signe toutefois que le Sénégal entend garder la main sur ses ressources naturelles, le gisement offshore Yaakar Teranga sera lui voué à alimenter exclusivement le Sénégal. Un nouvel Institut national du pétrole et du gaz a en outre ouvert pour former les futurs experts en la matière.
"Nous formons les leaders de demain et ceci garantira d'être assis à la table des négociations pour assurer le maximum de retombées pour le Sénégal", explique à la RTS le directeur de l'établissement, Aguibou Ba.
Ils nous ont pris nos ressources. On doit trouver autre chose pour nourrir notre famille
La situation n'en reste pas moins floue pour les pêcheurs de Saint-Louis, qui trouvent de moins en moins de poissons dans leurs filets dans ce littoral sénégalais qui est pourtant l'une des zones maritimes les plus productives au monde. Une soixantaine d'entre eux ont reçu une formation en électricité, mais sans promesse d'emploi sur la plateforme gazière.
Au Sénégal, où 30% de la population n'a pas encore accès à l'électricité, la précieuse ressource ne tient pour l'instant pas toutes ses promesses. Mais la Banque mondiale estime que l'entrée en production des gisements d'hydrocarbures devrait doubler la croissance économique entre 2022 et 2024.
Juliette Galeazzi
Reportage TV: Magali Rochat, au Sénégal
L'Afrique, un réservoir de gaz largement inexploité
Le Nigeria, la Libye, l'Algérie, l'Angola, le Soudan et douze autres pays d'Afrique disposent de réserves de gaz naturel en grande ou modeste quantité.
Selon le président de la Banque africaine de développement Akinwumi Adesina, cité par Le Temps, le continent dans son ensemble constitue la troisième réserve mondiale de gaz, pouvant générer près de 24 milliards de dollars par année pour les Etats.
Au-delà des actuels poids lourds que sont le Nigeria et l'Algérie, 84% des réserves non exploitées se trouvent dans des pays nouveaux sur le marché du gaz comme le Mozambique, la Tanzanie, le Sénégal et la Mauritanie, selon le Global Energy Monitor.