Des documents classifiés décrivent des luttes intestines dans les cercles de pouvoir russes

C'est sans doute l'un des secrets les mieux gardés de la guerre. Combien de soldats russes ont été blessés et sont morts depuis le début de l'offensive, le 24 février 2022?

Selon les chiffres officiels du gouvernement, communiqués pour la dernière fois au mois de septembre 2022 par le ministère de la Défense, 5937 militaires russes auraient été tués depuis le début des combats, un chiffre quatre fois inférieur aux estimations des officiels américains au mois d'août.

Si cette bataille des chiffres est somme toute classique en temps de guerre, les nouveaux documents révélés du renseignement américain montrent que le ministère de la Défense masquerait également à l'interne l'ampleur des pertes subies en Ukraine, selon une accusation du FSB.

>> Réécouter le reportage de La Matinale sur l'origine des fuites de documents classifiés américains :

Reuters - Tom Brenner

Réticence à transmettre de "mauvaises nouvelles"

Les documents classifiés ayant fuité datent de la fin février 2023 et proviendraient de l'espionnage électronique d'agences de renseignement américaines, notamment de l'Agence de sécurité nationale (NSA), du bureau du directeur du renseignement national (DNI) et de la direction du renseignement de l'état-major interarmées du Pentagone.

Contactés par le New York Times, plusieurs officiels américains confirment l'authenticité des documents, tout en avertissant que certains d'entre eux ont pu être modifiés ultérieurement et peuvent contenir des informations obsolètes ou des inexactitudes.

Dans le détail, ces nouvelles fuites expliquent donc que le FSB accuserait le ministère de la Défense de dissimuler sciemment le nombre de victimes russes en Ukraine, par "réticence à transmettre de mauvaises nouvelles" à la chaîne de commandement.

Les documents n'énoncent pas clairement les chiffres qui seraient avancés par le ministère de la Défense, mais le FSB estimerait que les bilans annoncés ne prendraient pas en compte les pertes du groupe Wagner, de la Garde nationale russe ou encore des combattants du leader tchétchène Ramzan Kadyrov. D'après l'agence du renseignement intérieure russe, les pertes totales, en blessés et en morts, serait de l'ordre de 110'000 (à la fin du mois de février, ndlr.)

Prigojine - Choïgou: une rencontre au sommet

Les documents classifiés dévoilés décrivent aussi des détails sur des différends qui ont été rendus publics entre Evgueni Prigojine, chef du groupe paramilitaire Wagner, et Sergueï Choïgou, ministre de la Défense.

Depuis de nombreux mois, le leader de Wagner se montre critique sur les performances de l'armée russe via sa chaîne Telegram. Au mois de novembre 2022, des responsables du renseignement américain avaient déclaré à la chaîne CNN qu'une rencontre en tête-à-tête avec Vladimir Poutine avait été organisée à ce sujet.

Une rencontre qui n'a vraisemblablement pas porté ses fruits dans l'immédiat, puisqu'au début du mois de février 2023, le patron de Wagner se plaint encore une fois ouvertement du comportement de l'armée russe, qui ne fournirait selon lui pas assez de munitions à ses hommes dans la région de Bakhmout.

Les documents confidentiels publiés sur internet révèlent justement qu'une deuxième rencontre aurait été organisée le 22 février dernier, Vladimir Poutine convoquant cette fois-ci Evgueni Prigojine et Sergueï Choïgou, dans l'espoir d'apaiser les tensions. "La réunion concernait presque certainement, au moins en partie, les accusations publiques portées par Prigojine", indique l'un des documents divulgués.

Comme l'expliquait la RTS au mois de novembre, la brouille entre Sergueï Choïgou et Evegueni Prigojine était déjà palpable depuis de longs mois. Pour de nombreux observateurs, qu'ils soient des services de renseignement ou du monde académique, l'oligarque chercherait surtout à travers une victoire militaire à Bakhmout à s'attirer de nouvelles faveurs à Moscou, avec à la clef des contrats étatiques supplémentaires ou même une place au sein du gouvernement.

Un flux d'armes occidentales ininterrompu

Le lot de documents classifiés découvert comporte aussi des appréciations de la part des services de renseignement américains. D'après l'un de ces documents daté du 23 février 2023, Moscou n'aurait pas réussi depuis le début de la guerre à interrompre ni même à perturber les livraisons massives d'équipements, de munitions et d'armes occidentales vers l'Ukraine.

D'après ce rapport, qui semble avoir été produit par le Comité des chefs d’état-major interarmées, les officiels américains de la Défense ne verraient d'ailleurs pas de possibilité pour le Kremlin d'inverser la vapeur prochainement à ce sujet.

Avec des capacités militaires conventionnelles dégradées et des défis économiques majeurs, l'armée russe ne pourra que créer au cours des 6 prochains mois "un environnement essentiellement permissif pour la poursuite des livraisons d'armes létales" à l'Ukraine, affirme le document.

Tristan Hertig