Khartoum s'est brutalement réveillée, en plein coeur du jeûne de ramadan et sous un soleil de plomb, au son des tirs à l'arme lourde et des explosions aux quatre coins de la ville. En quelques heures, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo, dit "Hemedti", ont dit avoir pris l'aéroport international et le palais présidentiel, appelant désormais l'ensemble de la population, parmi laquelle les soldats, à se retourner contre l'armée.
En face, l'armée, dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhane, dirigeant de facto du Soudan depuis son coup d'Etat du 25 octobre 2021, a dit avoir mobilisé l'aviation contre l'"ennemi".
Appels à cesser les hostilités
Dans la capitale, des journalistes de l'AFP ont entendu des survols au-dessus de bases des FSR alors que l'armée postait, sur son compte Facebook, la photo de l'une d'elles en feu dans le sud de Khartoum. Les deux camps s'affrontent également aux abords du siège des médias d'Etat, selon des témoins.
L'ONU, l'Union africaine et la Ligue arabe ont réclamé une cessation "immédiate" des hostilités alors que le syndicat officiel des médecins annonçait recenser trois morts parmi les civils: deux à Khartoum et un à El-Obeid, dans le sud du pays. Moscou dit aussi son inquiétude: "Nous appelons les parties au conflit à faire preuve de volonté politique et de retenue et à prendre des mesures urgentes en vue d'un cessez-le-feu", a indiqué le ministère russe des Affaires étrangères dans un communiqué samedi.
Un front commun qui se fissure
Le conflit entre les généraux Burhane et Daglo, latent depuis des semaines, a désormais pris un ton guerrier: l'armée dénonce un "ennemi" et parle de "milice soutenue par l'étranger" qu'elle accuse de "mensonges" et de "trahison". En face, le général Daglo s'en est pris sur la chaîne qatarie Al-Jazeera à son rival. C'est un "criminel" qui a "détruit le pays", a-t-il lancé. Face à lui, ses hommes "ne s'arrêteront pas avant d'avoir pris le contrôle de l'ensemble des bases militaires", a-t-il menacé.
Lors du putsch d'octobre 2021, Hemedti et Burhane avaient fait front commun pour évincer les civils du pouvoir (lire encadré). Mais au fil du temps, Hemedti n'a cessé de dénoncer le coup d'Etat.
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Les habitants, eux, sont cloîtrés chez eux. "Comme tous les Soudanais, je reste à l'abri", a tweeté l'ambassadeur américain John Godfrey. "L'escalade des tensions entre militaires jusqu'à l'affrontement direct est extrêmement dangereuse. J'appelle les hauts commandants militaires à cesser immédiatement de se battre", a-t-il encore écrit.
L'armée accuse les FSR d'avoir déclenché les hostilités en attaquant des bases de l'armée "à Khartoum et ailleurs" par la voix de son porte-parole, le général Nabil Abdallah. Le général Burhane a ajouté dans un communiqué adressé à al-Jazeera qu'il avait été surpris "par une attaque sur (son) QG à neuf heures du matin", sans préciser s'il s'y trouvait ou s'il avait été évacué.
Les FSR disent elles avoir été "surprises au matin par l'arrivée d'un important contingent de l'armée qui a assiégé leur camp de Soba", dans le sud de Khartoum, et les a "attaquées avec toutes sortes d'armes lourdes et légères".
Différend quant à l'avenir des paramilitaires
Pour les experts, les deux commandants faisaient monter les enchères alors que civils et la communauté internationale tentent de leur faire signer un accord politique censé relancer la transition démocratique.
Le différend entre les deux hommes forts portent sur l'avenir des paramilitaires: l'armée ne refuse pas leur intégration aux troupes régulières mais elle veut imposer ses conditions d'admission et limiter dans le temps leur incorporation. Le général Daglo, lui, veut une inclusion large et, surtout, sa place au sein de l'état-major.
Agences/juma/vic
Un Airbus A330 de Saudia détruit par les combats à Khartoum peu avant son décollage
Un Airbus A330-300 de Saudia a été endommagé par des tirs samedi à l'aéroport de Khartoum, a annoncé la compagnie nationale d'Arabie saoudite. L'appareil devait décoller à 9h30 en direction de la capitale saoudienne Riyad. Il a été endommagé par des tirs d'armes à feu [...] alors que des passagers et l'équipage se trouvaient à bord", a précisé Saudia dans un communiqué.
La compagnie n'a pas fait état de victimes et a précisé que, après leur évacuation, "tous les membres de l'équipage de l'avion et les passagers étaient arrivés sains et saufs à l'ambassade d'Arabie saoudite au Soudan".
"Les avions survolant le Soudan sont revenus et tous les autres vols à destination et en provenance du Soudan ont été suspendus afin de préserver la sécurité des passagers et des équipages", a ajouté Saudia. Certains vols ont fait demi-tour peu avant leur arrivée à Khartoum.
Détruit par les flammes
Plus tard dans la journée, l'avion - l'un des 34 A330 de Saudia, un appareil qui peut être utilisé pour les vols long-courrier - a pris feu et est désormais détruit, selon le site spécialisé Planespotters.
Un autre avion de ligne, un Boeing 737-800 de la compagnie ukrainienne Sky Up prêté à la compagnie soudanaise Sun Air, a subi le même sort. Là aussi, aucun blessé n'a été signalé.
Retour sur les événements depuis le putsch de 2021
Le 25 octobre 2021, le général Burhane ordonne l'arrestation de nombreux membres civils des autorités de transition, notamment le Premier ministre Abdallah Hamdok, et décrète l'état d'urgence. Dans les jours suivants, Abdallah Hamdok est assigné à résidence. Les heurts se poursuivent, les arrestations de militants et manifestants se multiplient.
Le 21 novembre, Abdallah Hamdok est rétabli dans ses fonctions, mais les manifestations se poursuivent malgré la répression.
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Le 2 janvier 2022, Abdallah Hamdok démissionne. De nouveaux décès surviennent lors de manifestations les mois suivants.
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Le 8 juin, lancement sous l'égide de l'ONU de pourparlers intersoudanais boycottés par les principaux blocs civils. Les Forces de la liberté et du changement (FLC), colonne vertébrale du gouvernement civil limogé lors du putsch, réclament comme préalable la fin de la répression et la libération de prisonniers.
Les 19 et 20 octobre, des affrontements tribaux dans le Sud font environ 250 morts, selon des témoins. Le vide sécuritaire créé par le putsch a favorisé une résurgence des violences tribales, selon des experts.
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Le 5 décembre, un premier accord de sortie de crise est signé par le général Burhane, son second, le général paramilitaire Mohamed Hamdane Daglo, ainsi que plusieurs groupes civils, notamment les FLC.
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Mais les discussions achoppent finalement. Faute de compromis entre les deux généraux, la signature de l'accord de sortie de crise, prévue le 1er avril 2023, est repoussée à deux reprises, l'opposition civile appelant à manifester.
Le 13 avril 2023, l'armée dénonce le déploiement dans les villes des paramilitaires du général Daglo.