Que se passe-t-il au Soudan?
Troisième pays d'Afrique par sa superficie, le Soudan, 45 millions d'habitants, s'enfonce depuis samedi dans des violences entre deux branches militaires. Au moins 180 personnes, parmi lesquels trois humanitaires de l'ONU, ont été tués, bon nombre dans la capitale Khartoum, selon les Nations unies. Des dizaines de combattants seraient morts, mais les deux camps n'ont jamais communiqué sur leurs pertes.
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Les combats opposent l'armée régulière, fidèle au général Abdel Fattah al-Burhane, aux Forces de soutien rapide (FSR), une milice dirigée par un autre général, Mohamed Hamdane Daglo. Dit "Hemedti", cet homme a été accusé d'exactions au Darfour et d'avoir massacré des manifestants à Khartoum. Il est aussi lié aux Emirats arabes unis, auxquels il a fourni des hommes contre rétribution pour se battre au Yémen, et à la société de mercenaires russes Wagner, avec laquelle il a des liens d'affaires.
Pourquoi cette lutte fratricide?
Le conflit était latent depuis des semaines entre le chef de l'armée, le général Abdel Fattah al-Burhane, dirigeant de facto du pays, et son numéro deux, le général Mohamed Hamdane Daglo, qui avaient évincé ensemble les civils du pouvoir lors du putsch d'octobre 2021.
D'un côté, il y a l'armée gouvernementale, héritière de l'armée du maréchal Omar el-Béchir, l'ancien président qui dirigea le Soudan d'une main de fer pendant trois décennies. "Le général al-Burhane était son bras droit. C'est donc toujours le même régime qui se poursuit sous couvert de transition démocratique et qui a aujourd'hui des problèmes économiques", relève le politologue Marc Lavergne lundi dans l'émission Tout un monde.
En face se trouve un groupe armé qui n'a pas les mêmes codes que l'armée régulière. Mises en place pour réduire la rébellion au Darfour, les FSR se composent de jeunes nés dans des camps de déplacés au Darfour, qui sont parfois loués ou prêtés à des pays étrangers. Ils contrôlent des mines d'or et une partie du trafic des migrants.
Un conflit était inévitable pour résoudre la rivalité entre les deux groupes et les deux dirigeants, pour Marc Lavergne, chercheur émérite au CNRS et fin connaisseur du Soudan. Mais, précise-t-il, c'est bien sur la question des ressources que la rivalité est la plus manifeste. Et pour cause, l'armée soudanaise -comme l'armée égyptienne - est une armée prédatrice, qui vit en ponctionnant les ressources de la population et l'aide étrangère, laquelle s'est raréfiée.
Quid de la société civile?
Après trois décennies au pouvoir, le président Omar el-Béchir a été renversé par l'armée en 2019, à l'issue d'importantes manifestations. Depuis lors, la société civile soudanaise, qui est très structurée -avec notamment des associations professionnelles puissantes, réclame une transition démocratique, transition qui ne cesse d'être reportée par l'armée, qui ne veut rien lâcher.
"Les forces qui se sont rebellées et ont été à l'initiative de la chute du maréchal el-Béchir restent extrêmement vivaces", observe Marc Lavergne. "Elles ont une capacité d'organisation impressionnante, continuent à manifester malgré la répression, mais elles ont été marginalisées par le coup d'Etat de 2021".
Cet automne-là, le gouvernement civil de transition, dirigé par le Premier ministre Abdallah Hamdock, avait été renversé par le général Abdel Fattah al-Burhane, aujourd'hui au pouvoir, quelques semaines seulement avant la date prévue pour le retour du pouvoir aux autorités civiles.
Si le général a réitéré "le voeu de l'armée de se placer sous un gouvernement civil", début janvier 2023, la prudence est de mise parmi les experts sur ses réelles intentions, avec notamment la montée en puissance de son numéro deux, Mohamed Hamdane Daglo.
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Dans un Etat ruiné par la crise économique et frappé par des catastrophes naturelles, le retour des hostilités fait s'éloigner encore un peu le rêve de transition démocratique. La société civile risque en outre de payer le prix fort des combats, alors que le pays subit déjà des pénuries d'électricité en temps normal et devra faire sans l'aide humanitaire apportée par le Programme alimentaire mondial (PAM), qui a suspendu ses services dimanche après la mort de trois de ses employés.
Quels enjeux internationaux?
Immense pays charnière entre les mondes arabes et africains, le Soudan est aussi au carrefour de multiples intérêts et aspirations d'acteurs régionaux. Frontalier de sept pays, il influence et subit les dynamiques de la Corne de l'Afrique, de la mer Rouge et du Sahel. "Il y a un réel potentiel de déstabilisation régionale", prévient Cameron Hudson, du Center for Strategic and International Studies, cité par Le Monde. "Si la guerre venait à dégénérer et à durer, il est peu probable que les pays de la région restent neutres", ajoute-t-il.
"Les rebelles sont soutenus par la Russie, puisqu'ils aident le groupe Wagner à rentrer dans le coeur de l'Afrique. L'armée gouvernementale, elle, est soutenue par l'Egypte, donc par les Etats-Unis", résume Marc Lavergne dans Tout un monde. "Il y a ensuite les pays du Golfe, qui soutiennent un peu les deux parties en fonction de leurs intérêts."
Pour éviter un embrasement qui ferait courir au Soudan le risque d'un éclatement comparable à l'expérience libyenne, les puissances internationales sont à pied d'oeuvre depuis samedi. Deux initiatives de médiation ont déjà été lancées, l'une par l'Union africaine, l'autre par l'Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), qui regroupe 18 pays africains dont le Soudan.
Après la Ligue arabe et l'Union africaine, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont appelé lundi à la "cessation immédiate" des violences. Le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken a également appelé à "une reprise des pourparlers", qu'il a décrit comme "très prometteurs, mettant le Soudan sur la voie d'une transition complète vers un gouvernement dirigé par des civils".
Juliette Galeazzi