L'effondrement du Rana Plaza, symbole des dérives de l'industrie textile, a eu lieu il y a 10 ans
Le drame est devenu le symbole des abus de la fast fashion et de l'industrie textile. L'effondrement du Rana Plaza, du nom du bâtiment, compte parmi les plus grands accidents industriels de l'histoire.
Ce matin-là, pas loin de Dacca, la capitale du Bangladesh, les ouvriers et surtout les ouvrières refusent d’entrer à cause des fissures apparues la veille sur le bâtiment. La direction des ateliers textiles menace de retenir les salaires ou de licencier les employés qui protestent. Ils prennent finalement leur poste.
Une heure plus tard survient une panne de courant. Vers 9h, le sol commence à trembler. En deux minutes, le bâtiment s'effondre. Les images de l'accident font le tour du monde et soulèvent une vague d'émotion.
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La rancoeur des survivants
Des centaines de travailleuses et travailleurs, dont des survivants, ont manifesté lundi au Bangladesh pour réclamer justice et rendre hommage aux victimes. Dès l'aube, ils ont déposé des couronnes de fleurs sur le site où se dressait autrefois le bâtiment de l'usine.
"Dix ans se sont écoulés, mais qu'est-il advenu des assassins?", ont scandé des manifestants, se dirigeant lentement vers le mémorial situé à Savar, à l'ouest de la capitale, Dacca.
"C'est un scandale que 10 ans se soient écoulés et que les propriétaires de l'usine textile et du bâtiment n'aient pas été punis pour le meurtre des 1138 travailleurs", fustige Niloga, une survivante âgée de 32 ans, laissant éclater sa rancoeur.
Un "accord" novateur
Quelques mois plus tard, cet effondrement a entraîné la mise en place d’un système de contrôle de la sécurité des bâtiments, permettant d’éviter de nouveaux drames. L’outrage causé par l’accident du Rana Plaza a en effet forcé les marques internationales et les usines locales à accepter la création d’une structure indépendante d’inspection des usines du Bangladesh.
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Cet "accord" a été présenté comme novateur: il oblige les marques à payer pour les réparations des bâtiments de leurs sous-traitants. Et cette mesure fonctionne: depuis 10 ans, il n’y a eu aucun accident majeur, selon Kalpona Akter, la présidente de la fédération bangladaise des travailleurs du textile.
"Nos usines de textile sont bien plus sûres aujourd’hui. Nous n’avons plus peur d’un nouveau Rana Plaza. Et cela est arrivé grâce au travail phénoménal de l’accord", explique-t-elle au micro de la RTS.
175 marques signataires
Un total de 175 marques sont signataires de cet accord, couvrant plus de 2 millions d’ouvriers bangladais du textile, soit la moitié du total. Mais depuis trois ans, la structure a changé.
"Le conseil d’administration n’est plus égalitaire: il y a 12 membres pour les industriels contre 6 pour les syndicats. Or les propriétaires d’usine sont opposés à ce système de contrôle. Donc nous craignons qu’il soit remis en cause", explique Kalpona Akter.
Depuis le 1er janvier, le même système d’inspection vient d’être déployé au Pakistan. Et 35 marques étrangères présentes sur place l’ont intégré, telles que Carrefour et Monoprix.
Le mouvement Fashion Revolution est aussi né des suites du drame du Rana Plaza. Le collectif prône une mode éthique. Chaque 24 avril a lieu le Fashion Revolution Day, et l'événement se déroule désormais sur une semaine.
Encore pas assez de contraintes
Depuis ce drame, certaines multinationales de la fast fashion font des efforts, mais les ONG réclament toujours de vraies contraintes juridiques. C'est le cas en Suisse de l'association Public Eye.
Selon sa porte-parole Géraldine Viret, invitée dimanche dans Forum, cet accident reste le symbole des conditions de sécurité et de travail déplorables dans lesquelles les vêtements sont produits, le symbole "d'une mondialisation qui est poussée à l'extrême, c'est-à-dire mettre des ouvrières et des ouvriers en compétition les uns contre les autres, produire toujours plus, plus vite, à des prix toujours plus bas, au péril de la santé, même de la vie de milliers de personnes".
Enfin, pour cette experte, ce drame est aussi le symbole du "modèle d'affaire de la mode éphémère, la fast fashion, avec des conditions de travail indignes, des mauvaises conditions de sécurité et beaucoup de répressions contre les syndicats, un système qui, au nom du profit, écrase les personnes qui sont pourtant au coeur du succès commercial".
Géraldine Viret explique surtout que ce fut une longue campagne vers la reconnaissance: "Il a fallu du temps pour faire admettre aux marques qu'elles produisaient effectivement dans ce bâtiment, puis pour qu'elles indemnisent les victimes et surtout pour obtenir la signature d'un accord historique, contraignant sur la sécurité. C'est le volet positif."
Un Conseil fédéral qui "refuse de légiférer"
"Le volet négatif, c'est qu'il n'y a pas eu de remise en question, poursuit Géraldine Viret. Ce qu'on voit au niveau politique, c'est que le G7, l'UE, la France aussi, ont pris des mesures en partie à la suite du Rana Plaza. En Suisse, on est dans une situation un peu différente (...). On voit que le Conseil fédéral refuse de légiférer, de prendre des dispositions contraignantes. On invoque la liberté commerciale, la liberté individuelle, on veut informer et sensibiliser les consommateurs, mais on voit bien aujourd'hui que ça n'est pas suffisant".
Actuellement, "toutes les dérives de la fast fashion sont poussées à l'extrême", continue-t-elle. Elle souhaite que l'on "arrête de croire que les marques vont se réguler par elles-mêmes". Public Eye demande par conséquent aux marques et détaillants qui commercialisent des vêtements en Suisse de s’engager pour le versement d’un salaire vital dans la production et de publier des informations transparentes sur leurs chaînes d’approvisionnement. La Suisse doit aussi ratifier les deux nouvelles normes fondamentales de l’OIT sur la sécurité et la santé au travail ainsi que sur les prestations en cas d’accidents du travail.
Sujets et interview radio: Sébastien Farcis, Pierre-Etienne Joye et Mehmet Gultas
Adaptation web: Julien Furrer