Ana, une jeune femme yézidie, traverse secrètement le Kurdistan en voiture pour aller retrouver sa fille. Elle ne l'a plus vue depuis qu'elle lui a été arrachée des bras, quand elle n'était encore qu'un bébé, car c'est l’enfant d’un viol commis par un djihadiste. Et dans la communauté yézidie, on n’élève pas les enfants du groupe Etat islamique, lui ont expliqué son père et son oncle. Cette scène est à voir au début d'"Hawar, nos enfants bannis".
"Les Yézidis ont toujours été persécutés", souligne Pascale Bourgaux lundi dans Tout Un Monde. "C'est une minorité qui habite principalement dans le nord de l'Irak, dans le Kurdistan. Le 3 août 2014, quand Daesh décide d'envahir l'Irak depuis la Syrie, ils (les djihadistes, ndlr) planifient en route la destruction des villages yézidis, les massacres – des hommes principalement – et le kidnapping de femmes pour les convertir en esclaves sexuelles, les épouser de force; pour fonder ce qu'ils espéraient: un Etat islamique", raconte la réalisatrice de ce film projeté en première mondiale samedi au festival Visions du Réel, à Nyon.
"Histoire universelle des enfants du viol"
L'histoire d'Ana et de sa fille est tristement répandue. "Toutes les femmes qui ont été emmenées par Daesh ce jour-là et les suivants ont été données aux combattants en récompense pour leurs services. Elles ont ensuite été vendues, soit sur des marchés d'esclaves, soit sur internet (...). Toutes ces femmes étaient jeunes. Certaines étaient déjà mères, d'autres étaient vierges avant le mariage. Énormément sont tombées enceintes", décrit Pascale Bourgaux.
Elles se retrouvent confrontées à leur famille et leur communauté
"En racontant l'histoire d'Ana, ce film raconte l'histoire universelle des enfants du viol et des enfants du viol de l'ennemi", résume la reporter. Pascale Bourgaux évoque une situation "particulièrement complexe", car après avoir accouché et élevé leurs enfants en captivité, elles doivent faire face aux leurs après la libération. "Elles se retrouvent confrontées à leur famille et leur communauté, qui ont décidé qu'on n'élève pas les enfants de l'ennemi, parce que le sang des terroristes coule dans leurs veines."
Rôle du clergé
"C'est une communauté qui suit à la lettre les règles édictées par le clergé, qui est omnipuissant", analyse la réalisatrice. Les Yézidis sont adeptes de leur propre religion monothéiste.
"Le clergé, qui est très conservateur et patriarcal (…), a une fois pour toutes décidé que les familles, une fois qu'elles récupéraient leurs filles de captivité, devaient régler ce problème d'enfants. Ils ont donc été abandonnés. Ce sont évidemment des abandons forcés dans des orphelinats et des institutions de la région."
Abandons sur le chemin du retour
Cet abandon intervient souvent juste après la libération, explique Pascale Bourgaux, sur le trajet du retour de la ville libérée ou de la zone frontalière vers le camp de réfugiés. Dans la voiture qui les emmène, la discussion s'engage.
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"Les filles yézidies n'ont pas la capacité de s'opposer à leur père", indique la reporter. "Souvent, on leur ment. On leur dit: 'ne t'inquiète pas, ma chérie, tu pourras revenir voir ton enfant dans deux-trois jours. Alors que c'est faux! Une fois qu'elles sont rentrées dans un camp de réfugiés, le piège se referme sur elles. Ces femmes ne sont pas autonomes. Elles ne peuvent pas dire: 'je prends une voiture ou un taxi pour aller voir mon enfant. Elles ne savent même pas où se trouve leur enfant, parce qu'elles l'ont déposé quelque part sur la route. On ne leur dit pas toujours où elles sont. Elles ne signent pas de papier. Il n'y a évidemment pas de consentement", détaille Pascale Bourgaux.
En quête de son enfant, coûte que coûte
Certaines femmes, aidées par des personnes de la communauté ou des organisations comme le CICR, parviennent quand même à engager des recherches et à retrouver la trace de leurs enfants. C'est le cas d'Ana.
Mais cela ne signifie pas qu'elles sont arrivées au bout de leurs peines. "Encore faut-il qu'elles parviennent à y aller", souligne Pascale Bourgaux.
Beaucoup d'enfants sont adoptés illégalement
Ana, elle, a dû mentir à sa famille, en prétextant la participation à un colloque de victimes. Elle a pris l'avion pour se rendre dans l'orphelinat où vit sa fille. Ana n'a eu que 48 heures pour faire les papiers de reconnaissance de maternité, afin que sa fille ne soit pas adoptée.
D'autres femmes et enfants n'ont pas cette chance. "Beaucoup d'enfants sont adoptés illégalement", note Pascale Bourgaux. "Les mamans ne sont jamais au courant. Certaines mamans savent que leur enfant a été adopté, mais n'arriveront jamais à le récupérer, sauf aide internationale."
Restées aux côtés de leurs ravisseurs
Toutes les détenues n'ont pas été libérées depuis 2019 et la chute du groupe Etat islamique en Irak. Certaines ont été emmenées par des djihadistes à l'étranger, en Arabie saoudite, en Tchétchénie ou au Yémen. "D'autres, sachant qu'elles devraient abandonner leurs enfants si elles revenaient dans leurs familles, ont décidé de rester avec leurs bourreaux. Elles ont préféré rester avec leur violeur pour ne pas perdre leur enfant", note la réalisatrice.
Ce rejet d'enfants issus de viols se retrouve partout autour du globe, ajoute-t-elle, précisant que son film n'est pas à charge contre les Yézidis. Au contraire, il a pour vocation d'amener cette communauté "à réfléchir à ce problème". Pascale Bourgaux ajoute que certains Yézidis "modérés" sont partisans de l'intégration de cette progéniture bannie.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Adaptation web: Antoine Michel