Sur la porte de la maternité de l'hôpital Fernandez à Buenos Aires, un message écrit en cyrillique demande aux patients non hispanophones de venir accompagnés d’un traducteur. Dans la salle d'attente, des futures mamans murmurent, en russe, avec leur interprète.
"Nous avons eu une vague d'admissions massive depuis le mois de septembre", indique Jorge Ortiz, chef du Service de gynécologie obstétrique de l'hôpital Fernandez, vendredi dans l'émission de la RTS Tout un monde. "Sachant que nous avons entre cinq et six naissances par jour, qu'une d'entre elles soit une patiente russe, cela fait déjà beaucoup."
Cela a généré beaucoup de problèmes, parce que ces patientes ne parlaient même pas quelques mots d'anglais. Etablir un dialogue avec de l'empathie, c'est très difficile avec un telle barrière
Si la présence désormais quasi systématique des traducteurs a permis de fluidifier la prise en charge des patientes russes, le médecin reconnaît que la barrière de la langue a été difficile à surmonter.
"Cela a généré beaucoup de problèmes, parce que ces patientes ne parlaient même pas quelques mots d'anglais. Etablir un dialogue avec de l'empathie, c'est très difficile avec un telle barrière", relève-t-il.
Echapper à la mobilisation partielle
A 32 ans, Irina Smirnova articule ses quelques rudiments d'espagnol: "Nous voulions apprendre l'espagnol, mais nous n'avons pas le temps." Avec son mari Evgueni, elle est arrivée de Moscou en décembre dernier avec Kira, leur fille de deux ans.
A peine un mois plus tard, Irina accouchait de Mikhail, leur deuxième enfant. "Nous avons quitté la Russie en septembre, après le début de la guerre, raconte Evgueni Smirnov.
Quand il parle de la guerre en Ukraine, il pense en réalité à la mobilisation partielle décrétée par Vladimir Poutine fin septembre. Il était en âge d'être appelé et elle était enceinte. Le couple a donc décidé de partir.
"Nous ne pouvions pas rester", estime Irina Smirnova. "J'avais peur de me retrouver seule avec deux enfants si Evgueni était mobilisé."
Obtenir le passeport argentin
S'ils choisissent de venir à Buenos Aires, à plus de 13'000 kilomètres de chez eux, c'est parce qu'ils savent qu'en vertu du droit du sol, leur futur enfant pourra recevoir la nationalité argentine. "Pour notre fils, c'est une belle opportunité. Je me devais de lui offrir ce cadeau", explique Evgueni Smirnov.
Rien qu'en janvier dernier, plus de 4500 citoyens russes sont entrés sur le territoire argentin, quatre fois plus qu'en janvier 2022, juste avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Depuis, ils sont au moins 22'000 à être arrivés dans le pays.
Ces jeunes filles de 20 ans, seules dans un pays dont elles ne parlent pas la langue à 33 semaines de grossesse, que font-elles en Argentine?
L'ampleur du phénomène a fini par alerter les autorités argentines. Début février, six femmes enceintes de nationalité russe ont été accusées d'être de fausses touristes et ont été retenues à l'aéroport international de Buenos Aires pendant 48 heures.
"Ces jeunes filles de 20 ans, seules dans un pays dont elles ne parlent pas la langue à 33 semaines de grossesse, que font-elles en Argentine?", s'interroge la directrice de l'Agence nationale des migrations Florencia Carignano.
Elle a fait le tour des plateaux de télévision pour expliquer que ces jeunes femmes ont été arrêtées dans le cadre d'une enquête ouverte par ses services en réaction à l'afflux de citoyens russes.
Organisations "mafieuses"
"Quand nous avons vu cette augmentation, nous avons commencé à interroger ces femmes. Toutes avaient souscrit à une formule de tourisme de naissance, et aucune d'entre elles ne prévoyait de rester vivre dans le pays", indique-t-elle. Selon Florencia Carignano, ces femmes passent par des organisations "mafieuses" qui fomentent ce tourisme de naissance en vendant à prix d'or des packs incluant accueil à l'aéroport, logement, suivi médical et accompagnement dans les demandes de papiers.
"Ce qu'ils vendent, c'est que les parents d'enfants argentins ont le droit de déposer immédiatement une demande de passeport argentin pour eux. Mais ce droit est pensé pour les gens qui veulent résider en Argentine, pas pour ceux qui n'en ont aucune intention", déclare Kirill Makoveev, fondateur de RuArgentina, une agence dont le site internet présente le passeport argentin comme le "deuxième plus rapide du monde".
"C'est ce que nous promettons, c'est vrai. Mais cela ne veut pas dire qu'ils vont recevoir le passeport du jour au lendemain, ils le recevront au bout de trois ou quatre ans".
Un service "légal"
Ce Russe installé à Buenos Aires depuis huit ans assure que son entreprise propose un service de luxe totalement légal et il ne comprend pas pourquoi ses clients n'auraient pas le droit d'en profiter, quand bien même ils repartiraient en Russie une fois leur passeport obtenu.
"Ce sont tous des opposants à la guerre. Ce sont tous des gens avec des hauts revenus, qui ne veulent pas vivre en Russie, parce qu'ils sont contre le régime. Mais ils ne peuvent pas le dire. Ce n'est pas un passeport qu'ils veulent, c'est la citoyenneté et la protection qui va avec."
Kirill Makoveev assure par ailleurs que la majorité des Russes viennent en Argentine pour s'y installer. C'est le cas d'Evgueni et Irina Smirnov, qui affirment, en choisissant soigneusement leurs mots, que seuls des changements politiques profonds les convaincront de rentrer dans leur pays.
Sujet radio: Théo Conscience
Adaptation web: Valentin Jordil