Restreindre la participation des jeunes filles aux compétitions sportives, interdire les traitements de transition pour les mineurs ou encore prohiber les spectacles de "drag queens" en présence d'enfants: aux Etats-Unis, les propositions de loi attaquant les personnes transgenres se multiplient ces dernières semaines et ont déjà atteint une ampleur record à ce stade de l'année.
Selon le quotidien The Washington Post, jamais dans l'histoire des Etats-Unis autant de projets de loi visant les droits de la communauté LGBTQI+ - et en particulier des personnes transgenres - n'ont été présentés et adoptés que depuis le début des sessions législatives américaines de 2023.
Depuis janvier, plus de 470 projets de loi restreignant les droits des personnes transgenres ont été déposés, contre environ 150 l'année dernière, et plus que les quatre années précédentes réunies, relève le journal dans une analyse basée sur des données de l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). Au moins 45 nouvelles lois de ce type ont été adoptées dans une quinzaine d'Etats au cours des quatre derniers mois. Un chiffre qui dépasse déjà le nombre total de projets de loi déposés au cours de 2022, où 20 textes ont été avalisés par 12 Etats.
Ces lois ont été promulguées en grande partie par des gouverneurs républicains ou par des assemblées législatives républicaines qui ont passé outre les vetos des gouverneurs démocrates, précise le Washington Post.
De son côté, le site Trans Legislation Tracker, qui documente les projets de loi anti-trans aux États-Unis sur la base des données fournies par l'ACLU et des organisations de défense des droits des personnes LGBTQI+, répertorie au moins 64 projets de loi adoptés depuis janvier 2023 à travers le pays, sur les plus de 530 présentés, contre 26 textes avalisés en 2022. Quelques-uns sont encore en attente de la signature des gouverneurs des Etats concernés, qui ont le pouvoir d'y opposer leur veto. Ce dernier peut toutefois être outrepassé dans certains cas.
Une bataille culturelle, mais aussi sanitaire
En 2023, les tendances de ces dernières années se poursuivent: empêcher les enfants et les enseignants transgenres d'être visibles dans les écoles, refuser la reconnaissance de l'État par le biais des certificats de naissance et interdire les soins de santé liés au genre, dénonce Trans Legislation Tracker. Le site souligne aussi que les projets de lois présentés cette année vont encore plus loin.
Comme l'avortement ou le racisme, la question des mineurs transgenres aux Etats-Unis est au coeur des "guerres culturelles" qui creusent toujours plus le fossé entre Etats américains. Dans les régions qu'ils contrôlent, les conservateurs ont lancé l'offensive pour restreindre les droits de cette jeune population.
Dans l'Oklahoma, un projet de loi propose par exemple d'étendre l'interdiction des soins d'affirmation de genre jusqu'à l'âge de 26 ans. Les médecins de cet Etat proposant ce genre de prestations pourraient ainsi se voir accusés de délit et perdre leur licence médicale. Plus au nord, une proposition similaire dans le Wyoming prévoit de pénaliser ces soins comme étant de la maltraitance à l'égard des enfants.
Nous savons ce que cela signifie de forcer les gens à ne pas être eux-mêmes: c'est soit le cercueil, soit le placard.
Les écoles sont aussi fréquemment le théâtre de débats et de projets de loi anti-trans, où les "droits parentaux" sont souvent invoqués. Dans l'Arizona, un texte de loi propose d'encourager les parents à signaler et interdire les livres "promouvant la fluidité des genres ou les pronoms de genre". Un autre projet déposé dans cet Etat réclame que les pronoms des élèves soient approuvés par leurs tuteurs légaux et leurs enseignants.
D'autres propositions visent aussi les lieux de divertissement et veulent notamment interdire certains spectacles mettant en scène des "drag queens". Les personnes transgenres adultes font aussi l'objet d'attaques répétées, jusque dans la sphère politique.
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A l'échelle nationale, cette vague conservatrice est également observée. "Nous assistons à l'émergence d'une législation nationale anti-trans", souligne le site Trans Legislation Tracker. Une "charte des droits de la femme" déposée par la Chambre des représentants, à majorité républicaine, souhaite "réaffirmer les protections juridiques accordées aux femmes en vertu de la loi fédérale", en considérant notamment le sexe assigné à la naissance comme définition "immuable" de l'homme et de la femme. Fin avril, un projet de loi visant à écarter les jeunes transgenres des sports féminins a par ailleurs été voté au Congrès américain, au nom de l'équité sportive.
Une population plus à risque
Même si ce dernier texte a peu de chances de passer l'étape du Sénat - qui est aux mains des démocrates - plusieurs Etats conservateurs ont récemment déjà adopté des lois interdisant les soins et traitements de transition pour les adolescents. De nombreux républicains sont convaincus qu'insister sur ce sujet peut leur apporter des bénéfices électoraux certains.
La dernière législation en date sur cette thématique provient de la Floride, où les élus ont voté jeudi une loi qui interdit aux médecins d'administrer des traitements hormonaux et chirurgicaux de transition de genre aux mineurs. L'initiative avait été appuyée par le gouverneur républicain de l'Etat Ron DeSantis, qui doit encore signer le texte.
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Ces attaques contre les jeunes personnes transgenres peuvent pourtant avoir des conséquences désastreuses sur leur santé mentale. Selon l'Académie américaine de pédiatrie, plus de 56% des jeunes transgenres ont eu des idées suicidaires au cours de leur vie et 31% ont fait au moins une tentative de suicide. Ils sont également plus sujets à la dépression, à l'anxiété, aux troubles alimentaires, aux conduites à risque et aux mutilations que le reste des adolescents.
C'est pourquoi les soins prodigués aux mineurs transgenres "sauvent des vies", affirme la pédiatre Angela Goepferd, directrice de programme à Children's Minnesota, un important centre médical.
Bien que de nombreux élus dénoncent les effets irréversibles de certains de ces traitements et souhaitent les interdire, les études disponibles sur le sujet montrent en effet que ces jeunes se sentent mieux lorsqu'ils ont accès à des bloqueurs de puberté ou des traitements hormonaux. "Ils sont moins dépressifs, pensent moins souvent au suicide et passent moins souvent à l'acte", souligne Angela Goepferd.
L'exode vers d'autres Etats
Face à l'offensive conservatrice de plusieurs Etats américains envers les personnes transgenres, certaines familles ont pris la décision de fuir vers des Etats moins conservateurs. C'est notamment le cas de Mary, son époux et son fils âgé de 16 ans Jasper - des noms d'emprunt qu'ils ont choisis pour se protéger - qui ont quitté le Texas, laissant derrière eux famille et amis, pour s'installer à l'opposé nord du pays, dans le Minnesota. Les mesures visant les mineurs transgenres se multipliaient dans l'Etat du sud, à tel point que des parents ont fait l'objet d'enquêtes des services de protection de l'enfance. Face à cette situation, Mary a passé en revue les Etats américains où son enfant pourrait pleinement vivre son identité.
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"L'idée que l'Etat [du Texas] nous trahisse de cette manière, je n'arrive toujours pas vraiment à m'y faire", témoigne Mary. La blessure est d'autant plus vive que la famille a, comme beaucoup de Texanes et Texans, un fort sentiment d'appartenance à sa région.
Dans le Minnesota, où ils se sont installés l'été dernier, "on se sent beaucoup, beaucoup plus en sécurité", affirme Mary. L'accueil a été si chaleureux malgré les rudes mois hivernaux, les procédures pour voir le prénom de Jasper reconnu à l'école si simples que sa mère a plus d'une fois pleuré d'émotion alors qu'elle s'apprêtait à sortir les griffes, raconte-t-elle.
Cet Etat du Nord s'y est en effet engagé: il sera un "refuge" pour les familles fuyant l'avalanche de législations visant à restreindre les droits des enfants transgenres. Le parlement local vient d'ailleurs d'adopter une loi garantissant des soins aux personnes transgenres venant d'autres Etats.
"Nous essayons de ne pas seulement dire qu'être trans est acceptable, mais que vous pouvez venir ici et être en sécurité", explique Leigh Finke, première élue ouvertement transgenre du Minnesota, qui a porté la législation. Car, rappelle-t-elle, "la durée de vie moyenne des personnes trans est très basse". "Nous savons ce que cela signifie de forcer les gens à ne pas être eux-mêmes: c'est soit le cercueil, soit le placard."
D'autres Etats, comme l'Illinois ou la Californie, veulent aussi être des "sanctuaires" pour les jeunes transgenres. La bataille entre conservateurs et progressistes ne montrant pas de signe d'essoufflement, Leigh Finke s'attend à ce que des "milliers de familles" viennent s'installer dans le Minnesota. Mary est consciente qu'avec son mari et Jasper, ils ont eu de la chance d'avoir les moyens de partir du Texas. Elle affirme connaître des familles "qui ne peuvent pas et qui retiennent juste leur souffle".
Isabel Ares avec agences