La terre noire, riche et fertile est fraîchement retournée. "Regardez attentivement sous vos pieds! Faites bien attention là où les tracteurs ne sont pas passés! Nous pouvons tomber sur des mines anti-chars ou avec des fils pièges", explique Sacha, ingénieur agronome en chef, mardi dans La Matinale de la RTS.
Il s'enfonce dans la terre plutôt que de marcher en lisière du champ, puis s'arrête cinquante mètres plus loin, devant trois roquettes Grad qui n'ont pas explosé: "Elles étaient au milieu du champ. Nous les avons soulevées avec précaution et mises de côté. Les roquettes sont activées, mais non-explosées. Si le tracteur était passé dessus, notre ouvrier serait mort…"
"Nous avons déjà survécu à tellement de choses que cela ne nous fait pas peur", dit-il.
Semer malgré les risques
Il faut faire vite, prévient Sacha. Il reste en effet peu de jours pour semer les graines de tournesol. "Si nous ne semons pas le tournesol, que nous ne le traitons pas, nous n'aurons pas de récoltes. Si nous n'avons pas de récoltes, nous n'aurons pas de revenus. Il faut payer les impôts, les salaires, faire des bénéfices pour pouvoir développer l'entreprise... Si nous n'avons pas la possibilité de faire tout cela, nous allons couler. Notre entreprise va disparaître", insiste-t-il.
Cinquante employés travaillent dans son immense exploitation de 16'000 hectares. Toutes les terres ne pourront pas être semées cette année, explique l'ingénieur agronome en chef. Plus de la moitié se trouvent sur l'ancienne ligne de front. Les champs sont truffés de cratères, de mines, de carcasses de chars calcinés. Les employés de Sacha se concentrent donc sur les hectares les moins dangereux.
"Nous nous appuyons sur les témoignages des habitants, puis nous faisons le tour du champ à pied et en voiture à la recherche de traces de passage d'engins blindés. Potentiellement, nous considérons alors le champ comme sécurisé… Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucun risque."
Des millions de dollars de pertes
Les ouvriers qui passent en premier dans un champ ont une prime. "Avant, nous travaillions jour et nuit en cette saison de semences, poursuit Sacha. Maintenant, avec le risque de mines dans les champs, le conducteur doit voir ce qui est devant le tracteur et comme il ne peut pas repérer les engins explosifs dans la nuit, il ne peut travailler que sur une courte période de la journée."
Sacha estime ses pertes à plusieurs millions de dollars à cause de l'absence de récoltes en 2022. Mais c'est sans compter le matériel dérobé par les soldats russes, avant leur fuite précipitée, lors de la contre-offensive éclair début septembre.
Ces soldats russes ont aussi laissé quelques souvenirs à Oleksandre, à 30 kilomètres de l'exploitation de Sacha. Ils ont peint un "Z", symbole de l'"opération spéciale" russe, à l'avant d'une moissonneuse et criblé de balles le caisson étanche de sa réserve à grain.
Engin de déminage de fortune
Mais Oleksandre a, lui aussi, dérobé quelque chose à l'armée russe: des plaques de char calcinés, désormais soudées à un vieux tracteur.
Oleksandre regarde ses ouvriers réparer son nouvel engin improvisé, un tracteur démineur télécommandé, qui a sauté la veille sur une mine anti-chars. Il fallait bien trouver une solution de fortune, dit-il, après avoir découvert 260 mines dans ses champs.
"Nous avons appelé les démineurs de l'Etat, mais ils sont débordés. Leurs priorités, ce sont les lignes électriques, les gazoducs… Dans le village, cela fait déjà six mois qu'il n'y a pas d'électricité! Nous avons vite compris qu'il fallait que nous trouvions nous-mêmes une solution… Ce n'est pas facile pour eux, ils n'ont pas le temps."
Il se sent responsable, lui qui loue les terres aux villageois aujourd'hui sans ressources. Un champ professionnellement déminé est considéré comme sécurisé après plusieurs années. "C'est dans la misère qu'il faut être inventif! D'un côté, je me dis: 'Qu'est-ce que tu fous?' Et de l'autre, je me dis qu'il faut se bouger."
Le déminage du pays pourrait durer trente ans, d'après le ministre ukrainien de la Défense, pour un coût estimé par la Banque mondiale à 37 milliards de dollars.
Mathilde Dehimi/Radio France