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"Pour la majorité de la population russe, le problème n'est pas l'Ukraine, mais la misère insondable de la vie"

André Markowicz [AFP - DAMIEN MEYER]
Faut-il s'attendre à un sursaut de la société russe? Interview du traducteur André Markowicz / Tout un monde / 8 min. / le 4 mai 2023
"Et si l'Ukraine libérait la Russie?" Il y a neuf mois, André Markowicz, grand traducteur de la littérature russe, posait cette question provocante: si "l'électrochoc causé par le désastre ukrainien pouvait réveiller les consciences en Russie". Jeudi dans Tout un monde, il livre sa nouvelle analyse de la guerre en Ukraine.

Outre des traductions remarquées des grands auteurs russes - Dostoïevski, Tchekhov, Pouchkine - André Markowicz tient depuis des années sur Facebook ce qu’il appelle "un journal public", dans lequel il suit actuellement la guerre en Ukraine.

Le traducteur et écrivain français d'origine tchèque indique d'entrée de jeu qu'il n’est pas politologue et qu'il ne connaît rien à la stratégie militaire. Mais sa connaissance intime des mentalités, de la culture et de la société russes en fait néanmoins un observateur aussi avisé qu'engagé.

>> Lire aussi : André Markowicz et le sinistre cortège des autocrates russes

L'impossible victoire russe

André Markowicz fait d'abord ce constat: la Russie de Vladimir Poutine ne peut pas gagner la guerre. Pour le président russe, le seul espoir résiderait dans la fatigue des démocraties occidentales.

"J'ai l'impression que, s'il pouvait y avoir une comparaison, la situation de la Russie aujourd'hui est celle du Japon en 1944, économiquement et, donc, militairement", avance André Markowicz.

"Il n'y a aucune issue qui pourrait laisser envisager une victoire. La seule chose sur laquelle les propagandistes et Poutine essaient de construire quelque chose, c'est la fatigue des sociétés occidentales, le fait qu'elles sont minées par des conflits sociaux internes et que, très souvent, il se trouve des forces pour utiliser ces conflits."

Il ne s'agit pas de nier l'existence et l'importance de ces conflits, souligne-t-il; mais de ne pas hiérarchiser ces problèmes: "Comme si on pouvait imaginer que l'Ukraine était moins importante que la réforme des retraites. Comme si on pouvait opposer les deux. Comme si la lutte n'était pas dans les deux en quelque sorte", illustre-t-il.

"Les gens sont des copeaux"

Violence brutale et indiscriminée, bombardements sur les civils, volonté de détruire les infrastructures, crimes de guerre: voici aussi ce qui frappe dans ce conflit. Les Ukrainiens sont évidemment les premières victimes de ces violences, souligne André Markowicz. Mais elle s'observe en Russie également, avec une répression brutale de toute voix critique et des soldats envoyés à l'abattoir. Que nous dit cette violence-là du régime poutinien?

Dans une société démocratique, l'individu a une importance

André Markowicz

"Ce n'est pas seulement le régime poutinien", répond le grand connaisseur de la société russe. "On n'a jamais considéré l'individu comme une valeur. C'est vrai de toute l'histoire de la Russie. Je pourrais dire de la civilisation russe. C'est particulièrement vrai au XXe siècle", analyse-t-il. "Une expression très ancienne dit que 'quand on abat une forêt, des copeaux volent'. Les gens sont des copeaux. Les pertes russes sont hallucinantes. Jamais l'individu n'a existé", affirme-t-il. "C'est en cela que ce conflit est important; parce que dans une société démocratique, l'individu a une importance", ajoute-t-il.

Des soldats comparés à de la viande

Exemple de ce mépris de la vie humaine, les propos d'Evgueni Prigojine, le chef du groupe paramilitaire Wagner, quand il parle du fils du porte-parole du Kremlin, qui disait s’être engagé pour le front ukrainien.

"Prigojine dit que s'il était à l'armée, il serait allé dans un état-major quelconque, soit il serait parti 'dans la viande'. Je ne connaissais pas cette expression, car il l'invente! Il serait parti comme dans un hachoir. En Russie, le destin des soldats est de finir en viande", se désole André Markowicz.

Le retour de l'impérialisme

André Markowicz évoque aussi la volonté impériale de la Russie de Vladimir Poutine. Ce n'est pas tant l'ex-URSS que le président russe voudrait restaurer. Son inspiration remonte plus loin.

L'auteur parle de la "triade de Poutine", qui reprend celle du tsar Nicolas Ier (1796-1855): autocratie (la verticalité absolue du pouvoir), orthodoxie et principe national.

Vladimir Poutine ne veut pas recréer l'Union soviétique, mais l'empire russe de Nicolas Ier

André Markowicz

Voilà la "formule de l'empire russe". Poutine "ne veut pas recréer l'Union soviétique, mais l'empire russe de Nicolas Ier".

Et André Markowicz de rappeler ce fait historique: le règne du tsar Nicolas Ier s'est terminé avec la guerre de Crimée. Ce conflit, de 1853 à 1856, marquera la défaite de la Russie face à l'Empire ottoman, aux Français et aux Britanniques.

Faut-il s'attendre à un sursaut?

La guerre est aussi synonyme de propagande. Celle de Vladimir Poutine paraît tout balayer en Russie et la société semble en partie y adhérer. Un sursaut de la population est-il seulement possible? Une question qui provoque une vive réaction chez André Markowicz: "Vous sursautez comment quand on vous tire dessus?" Pour lui, la situation est "beaucoup plus complexe que ça".

Qui s'engage dans l'armée? Le gens qui, dans les provinces, n'ont rien d'autre que ce seul espoir de gagner un peu d'argent en se faisant tuer

André Markowicz

"Pour la majorité de la population russe, le problème n'est pas l'Ukraine malheureusement, mais la misère insondable de la vie et la difficulté invraisemblable du quotidien. C'est la condition de la guerre en Ukraine. Qui s'engage dans l'armée? Les gens qui, dans les provinces, n'ont rien d'autre que ce seul espoir de gagner un peu d'argent en se faisant tuer. Aujourd'hui, sauf erreur, les émissions de propagande ne sont pas en prime time. Cela veut dire que les gens ne les regardent pas. Mais cela ne veut pas dire que la Russie est prête à se libérer, à se révolter. C'est facile, quand tu es tranquillement dans ton fauteuil le soir, de dire: 'Ah! Les gens devraient se révolter'. Essaie un peu…"

>> A voir également le sujet du 19h30 sur l'opposition en Russie :

En Russie, quelques rares voix osent encore se dresser contre le système
En Russie, quelques rares voix osent encore se dresser contre le système / 19h30 / 3 min. / le 7 avril 2023

Propos recueillis par Patrick Chaboudez

Adaptation web: Antoine Michel

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Le rôle de la culture

André Markowicz a passé sa vie à traduire les auteurs russes en français. Quel rôle pourrait jouer la culture qui, relève-t-il, s'est souvent faite en opposition ou, du moins, malgré les pressions des autocrates? 

"Aujourd'hui, je ne sais pas. C'est la capacité des gens." La Russie est toujours peuplée de gens extraordinaires, souligne-t-il, en donnant l'exemple des jeunes qui prennent le risque de procès et de prisons; "des gens d'une profondeur, d'une générosité, d'une culture…", loue-t-il.

"Ce qui est extraordinaire, c'est que, malgré toute cette espèce de bêtise nationaliste et de violence, l'Etat n'a pas été capable d'éradiquer l'humanité. Evidemment, c'est toujours pareil: ces gens-là sont une minorité. Mais cela a toujours été comme ça, mais ça existe. Et puis, Tolstoï sera toujours Tolstoï. De toute façon. Il n'y aura pas l'humanité, mais il y aura Tolstoï…"

Tolstoï, mais aussi Tchekhov, son écrivain préféré, dont toute l'œuvre est, dit-il, une protestation contre la folie des potentats russes.                                  

André Markowicz évoque pour finir le boycott, que certains voudraient imposer, de la culture russe. Une démarche inutile, selon lui. Ce qui l'effraie le plus, ce serait de détourner le regard: "L'indifférence est en train de monter. Tu peux interdire Dostoïevski, si tu veux. Tu peux aussi interdire la pluie: tu peux lui demander d'arrêter de tomber parce que tu n'es pas d'accord. C'est du même genre. (…) Mais bien plus grave est le boycott de nos consciences, c'est-à-dire ce blackout, où certains diront: 'on en a marre', parce que c'est toujours pareil, toujours le massacre... Cela est bien plus grave."