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À Mayotte, la France peine à assumer son passé colonial

Un gendarme supervise la destruction du bidonville Talus 2 à Mayotte. [AFP - Philippe Lopez]
Un gendarme supervise la destruction du bidonville Talus 2 à Mayotte. - [AFP - Philippe Lopez]
Alors que la démolition d'un premier bidonville vient de démarrer, la situation reste explosive à Mayotte, département français isolé dans l'océan Indien. Les tensions politiques s'exacerbent tandis que Paris tente de renouer le dialogue avec l'archipel des Comores, avec lequel la France partage un passé colonial complexe.

Fin avril, le gouvernement français a lancé un vaste programme d'expulsion des personnes sans-papiers résidentes dans le département d'outre-mer de Mayotte. Qualifiée sur place d'opération "Wuambushu", elle mobilise plus de 1800 policiers ou gendarmes, dont des CRS et des détachements du RAID ou du GIGN.

L'opération s'est faite sous haute surveillance policière. [AFP - Philippe Lopez]
L'opération s'est faite sous haute surveillance policière. [AFP - Philippe Lopez]

Son objectif: endiguer la criminalité et l'insalubrité du département le plus pauvre de France, en détruisant notamment plusieurs bidonvilles constitués pour l'essentiel de cabanes en tôle, mais aussi expulser les milliers de clandestins et arrêter les bandes criminelles.

Ainsi, depuis plusieurs semaines, les clandestins menacés se cachent dans les villages et les montagnes pour échapper à la police et aux rafles.

>> Lire : Un climat "insurrectionnel" dans l'archipel français de Mayotte

L'opération se débloque

Presque un mois après son lancement formel, le bilan est plus que mitigé. La violence a gagné en intensité et les tensions se sont accentuées entre Paris et le régime autoritaire des Comores, qui a longuement refusé de reprendre ses ressortissants après le début de "Wuambushu". Les expulsions ont repris sous l'impulsion notamment d'un collectif de femmes mahoraises.

L'opération a également pris un coup d'accélérateur lundi avec le début de la démolition symbolique du bidonville "Talus 2", prévue initialement fin avril mais bloquée par des recours judiciaires (voir encadré).

Lundi, l'opération a globalement débuté dans le calme, la plupart des habitantes et des habitants ayant quitté le quartier la veille. Une trentaine de femmes restées sur place ont toutefois vivement dénoncé les conditions de relogement.

>> Les explications sur place de la journaliste Lola Fourmy dans le 12h30 :

Le bidonville Talus 2, proche de Koungou City, devait être démoli en premier par l'opération Wuambushu. [AFP - Morgan Fache]AFP - Morgan Fache
Un vaste bidonville est en cours de démolition à Mayotte / Le 12h30 / 2 min. / le 22 mai 2023

>> Quelques images de la démolition :

Les autorités françaises détruisent l'un des plus grands bidonvilles de Mayotte
Les autorités françaises détruisent l'un des plus grands bidonvilles de Mayotte / L'actu en vidéo / 38 sec. / le 22 mai 2023

Les Comores, véritable "fabrique de l'exil"

Il faut dire que ces dernières années, les relations entre Paris et l'union des Comores - qui n'a jamais reconnu le rattachement de Mayotte à la France (voir 2e encadré) - ont souvent été tendues. Le régime de Moroni (la capitale de l'archipel) utilise notamment le contexte migratoire pour faire pression sur Paris.

Arrivé au pouvoir en 1999 à la suite d'un coup d'Etat, le président Azali Assoumani a été reçu plusieurs fois en grande pompe à Paris. La dernière visite date de 2018, les deux pays étaient alors au bord de la rupture. L'année suivante, il s'était engagé à "coopérer" avec Paris sur l'immigration en échange d'une aide au développement.

Car si les Comoriens fuient vers Mayotte, c'est avant tout en raison de la pauvreté sur l'archipel et de ses services publics - notamment des hôpitaux - en perdition. Par ailleurs, au-delà de la pauvreté, les libertés reculent sous l'influence d'un régime de plus en plus autoritaire. L'opposition a même boycotté les dernières élections et beaucoup d'opposants politiques sont réfugiés à Mayotte.

>> Voir le reportage d'Objectif Monde L'Hebdo du 3 mars 2023 :

Objectif Monde L'hebdo
Mayotte-Comores : les soeurs ennemies / Objectif Monde L'hebdo / 26 min. / le 3 mars 2023

Visite diplomatique attendue

Dans ce contexte, le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin, également en charge des outre-mer, a annoncé début mai la "venue prochaine" à Paris de son homologue comorien. "Nous utilisons tous les moyens diplomatiques pour renouer le contact", a-t-il indiqué à l'Assemblée nationale. Il avait alors évoqué "quelques jours", tandis qu'un porte-parole du gouvernement comorien avait confirmé qu'une rencontre était prévue "prochainement".

Mais le ministre comorien des Affaires étrangères Dhoihir Dhoulkamal - qui a acquis la nationalité française en 2000 - se trouve lui-même dans une position particulièrement délicate: selon Le Monde, il est visé depuis novembre 2020 par une enquête préliminaire à La Réunion pour des fraudes présumées à la caisse générale de Sécurité sociale (CGSS) et à la caisse d’allocations familiales (CAF).

70% sous le seuil de pauvreté

Mayotte se situe à environ 70km d'Anjouan, l'île comorienne la plus proche.
Mayotte se situe à environ 70km d'Anjouan, l'île comorienne la plus proche.

Mais cette opération et les échanges diplomatiques risquent de ne pas suffire à régler le problème de fond qui meurtrit ces îles aux destins indissociables. Dans une interview donnée à Euronews, l'ethnologue Sophie Blanchy déplore le manque d'aide apportée par la France.

"Mayotte est particulièrement sous-dotée par rapport aux autres départements d'outre-mer", explique-t-elle. Par ailleurs, "70% de la population de Mayotte vit sous le seuil de pauvreté de métropole (...) ça entraîne évidemment les problèmes de délinquance et d'insécurité".

Une analyse partagée par Chantal Combeau, vice-présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mayotte. Dans une interview au journal Sud-Ouest, elle alerte sur une violence endémique qui n'est pas le seul fait de Comoriens, mais aussi d'une jeunesse mahoraise "dans une impasse sociale absolue".

Ce sont "des bandes de jeunes de 18 à 22 ans qui s'affrontent à coups de machettes", décrit-elle. "À la lueur des dossiers que nous traitons, je dirais qu'elles sont pour moitié le fait de Comoriens, dont une majorité de sans-papiers, et pour moitié le fait de Mahorais."

En face, elle évoque une population mahoraise à bout, prompte aux représailles xénophobes. "Les Mahorais assument de se faire justice eux-mêmes", dit-elle.

De nombreuses brigades d'intervention ont été déployées face à la criminalité en bande de Mayotte. [AFP - Patrick Meinhardt]
De nombreuses brigades d'intervention ont été déployées face à la criminalité en bande de Mayotte. [AFP - Patrick Meinhardt]

"Poudrière démographique" et stérilisations

Pour la magistrate, le problème vient aussi de l'explosion démographique, accentuée par l'immigration. "Si les Mahorais sont si exaspérés, c'est parce qu'ils n'ont plus accès à l'école, plus accès au service public. Il y a tellement de monde sur cette île qu'ils ont un sentiment d'envahissement", expose-t-elle.

C'est face à cette problématique que l'Agence régionale de Santé de Mayotte (ARS) a annoncé fin mars que des stérilisations seraient proposées aux jeunes mères. Proposition qui a fait bondir la Ligue des droits humains et certaines associations féministes, pour lesquelles cette mesure fait porter aux Mahoraises le fardeau du sous-développement de leur territoire.

La politologue et militante décoloniale Françoise Vergès, autrice en 2017 du livre "Le ventre des femmes", y voit "des échos très clairs" d'une manière de voir les femmes "comme une machine à reproduire qu'il faut légiférer (...) selon ce que l’Etat souhaite", explique-t-elle au journal l'Humanité.

L'ARS affirme qu'il est plus compliqué de proposer des vasectomies aux hommes en raison d'un manque de chirurgiens urologues, mais que "des réflexions sont en cours". Selon l'Humanité, officieusement, les pouvoirs locaux se rangeraient aussi derrière une société majoritairement musulmane pour justifier le caractère sexiste de cette mesure.

Pierrik Jordan

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Le Conseil supérieur de la magistrature tape du poing

Dès le lendemain du déclenchement de l'opération, la présidente du tribunal judiciaire de Mayotte - saisie par des associations - avait suspendu l'évacuation et la destruction de l'un des principaux bidonvilles visés, "Talus 2", sur la commune de Koungou, pour des raisons de sécurité. Deux décisions de justice ont ensuite donné raison à l'Etat, la dernière datant de mercredi dernier.

Mais la première décision en référé (urgence) avait fait l'objet d'attaques politiques. Un député LR de Mayotte a notamment estimé qu'elle constituait un "harcèlement judiciaire orchestré par des associations 'droit-de-lhommistes' main dans la main avec des magistrats partisans", une accusation fondée sur l'engagement de la présidente du tribunal au Syndicat de la magistrature, réputé de gauche.

Dans une rare prise de position, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a rétorqué jeudi 4 mai que "l'impartialité d'un magistrat" ne pouvait être mise en cause "au seul motif" de son appartenance à un syndicat. Il a rappelé le principe de liberté syndicale, soulignant que "dans un État de droit démocratique, la critique d'une décision de justice ne doit en aucun cas s'exprimer par la mise en cause personnelle du magistrat auteur de la décision".

Le Syndicat de la magistrature avait dénoncé de son côté une "rengaine démagogique de déstabilisation et de stigmatisation" et des discours qui "sapent la confiance des citoyens dans l'institution judiciaire".

Deux pays, un seul archipel

Mayotte est sous contrôle français depuis 1841. Entre 1886 et 1974, la France étend même sa colonisation aux trois autres grandes îles de l'archipel. Lors des vagues de décolonisations au 20e siècle, l'île de Mayotte vote pour rester française, contrairement à ses voisines.

Les Mahorais sont régulièrement consultés et maintiennent leur attachement à l'appartenance française. En 2011, l'île a même changé de statut pour devenir le 101e département français. Mais l'union des Comores n'a jamais reconnu le rattachement de Mayotte à la France.

Enjeux économiques et stratégiques

Mais Paris risque d'avoir du mal à lâcher son os. Car Mayotte est devenu un territoire stratégique pour la France, dans le canal du Mozambique, entre Afrique, Asie et Moyen-Orient, sur une route essentielle du commerce mondial. Environ 80% du pétrole qui est consommé dans le monde y transite, en provenance des pays du Golfe. C'est aussi une zone où le groupe pétrolier français Total fait de l'exploration et va sans doute exploiter des gisements gaziers au large du Mozambique.

Enfin, rappelait le journaliste français Pascal Airault sur le plateau d'Objectif Monde, il est aussi question pour la France de puissance militaire maritime, Mayotte assurant une position géostratégique dans cette région du monde.