On postule aujourd’hui que c’est par le haut, au niveau des gouvernements des Etats que doivent se construire les processus de paix. Les dirigeants, les médiateurs et les experts internationaux mettent en place leurs plans avec l'idée que "cela ruisselle" ensuite sur le terrain.
Mais cette solution, appliquée quasi à l’identique dans toutes les situations de conflits, est problématique, selon Séverine Autesserre. La professeure et directrice du département de sciences politique de la faculté Barnard de l'Université de Columbia fait une évaluation critique de cette méthode dans son livre "Sur les fronts de la paix", publié aux éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
Tenir compte des réalités locales
"Le bilan est très pauvre par rapport à l'ampleur des moyens engagés. Les Nations unies déploient plus de 90'000 casques bleus dans les zones de conflits dans le monde, en plus de diplomates et d'organisations gouvernementales et internationales. Le résultat sur le terrain, c'est que la moitié des guerres durent maintenant depuis plus de 20 ans", a expliqué Séverine Autesserre cette semaine dans l'émission Tout un monde.
Aujourd'hui, 2 milliards de personnes à travers le monde vivent sous la menace quotidienne de la violence. "Quand on parle avec les habitants des pays en conflit, on voit qu'ils en ont plus qu'assez de se rendre compte que personne n'est manifestement capable de les aider à construire une paix durable", ajoute-t-elle.
La méthode actuelle se focalise principalement sur les élites nationales et gouvernementales, ainsi que sur l'expertise internationale. La plupart du temps, les citoyens ordinaires et les militants locaux sont exclus.
"L'approche classique des conflits armés repose sur de nombreuses idées reçues qui sont aussi fausses qu'elles sont dangereuses. Par exemple, l'idée que seule une intervention venue d'en haut axée sur les élites peut mettre fin à la violence ou que des élections vont construire naturellement la paix", relève Séverine Autesserre.
Les exemples d'Idjwi et du Somaliland
Dans son livre, l'experte cite des exemples de construction réussie de la paix par le bas. C’est le cas de l’île d’Idjwi, située sur le lac Kivu, à la frontière entre la République démocratique du Congo et le Rwanda, qu’elle décrit comme un "sanctuaire de paix dans un conflit qui a fait 5 millions de morts".
Les ingrédients potentiels de violence qui déchirent la RDC depuis 30 ans sont également présents à Idjwi: une position géostratégique clé, des gisements de minerais, une grande pauvreté, une quasi-absence d'Etat ou des tensions autour d'enjeux ethniques et fonciers. Mais, dit-elle, "la paix est due à l'action quotidienne de tous ses résidents, y compris les plus pauvres et les moins puissants d'entre eux. Ce n'est pas l'armée, ce n'est pas la police, ce n'est pas l'Etat qui parvient à contrôler les tensions".
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Séverine Autesserre souligne également l’importance des croyances et coutumes locales: "La plupart des familles de l’île sont liées entre elles par des pactes de sang qui sont en fait des promesses traditionnelles de ne jamais se faire de mal."
Autre exemple: la Somalie, qui est déchirée par des conflits incessants depuis des décennies, alors qu’au nord la région autonome du Somaliland présente un contraste étonnant. Celui-ci a fait sécession après une guerre brutale mais est désormais en paix depuis 20 ans. "C'est la population elle-même qui a construit et qui a maintenu la paix en s'appuyant sur les initiatives de citoyens ordinaires et de responsables locaux", explique Séverine Autesserre.
Des bâtisseurs de paix
Dans son livre, la professeure dresse également les portraits de ce qu'elle appelle des "bâtisseurs de paix". Il s'agit souvent de femmes, sans position particulière et sans influence a priori.
"Par exemple, Leymah Gbowee n'est pas issue d'une famille particulièrement riche et influente. C'est une femme libérienne dont l'adolescence s'est passée au milieu de la guerre au Liberia, extrêmement meurtrière, extrêmement violente. A un moment, elle en a eu assez de voir autant de violence autour d'elle et elle a commencé à mobiliser les femmes de son quartier, puis le mouvement s'est étendu à l'échelle de son pays. Elles ont fait des manifestations pacifiques "pour obtenir des accords de paix", a détaillé Séverine Autesserre. L'action de Leymah Gbowee a d'ailleurs été saluée par le Prix Nobel de la Paix en 2011.
La clé serait donc de tenir compte des réalités sociales et spécifiques de chaque région, et non d'imposer des approches "standardisées" de ce qu’elle appelle "Paix&Cie", l'industrie de la paix.
Selon Séverine Autesserre, "les coutumes, les histoires, les croyances, les moeurs traditionnelles locales sont extrêmement importantes pour construire la paix. Et c'est pour ça que nos interventions internationales ne marchent souvent pas".
Sujet radio: Patrick Chaboudez
Adaptation web: Emilien Verdon