Robert Badinter: "Plutôt que perdre la face, Poutine plongera l'Europe dans la misère de la guerre"
Co-écrit avec deux autres éminents juristes, "Vladimir Poutine: l’accusation" est un réquisitoire dans lequel Robert Badinter démontre pourquoi le président russe doit être poursuivi par la justice internationale après le lancement de la guerre en Ukraine.
Dans le bureau de l'ancien ministre français de la Justice trône un exemplaire original de l'article "J'accuse...!" d'Emile Zola, tel que publié en 1898 dans le quotidien français l'Aurore pour dénoncer la machination judiciaire dans l'affaire Dreyfus. Aujourd’hui, c’est contre Vladimir Poutine que Robert Badinter lance un nouveau "J'accuse".
"Ce qui était intolérable pour nous, juristes, était de ne pas dresser l'acte d'accusation de Poutine. Il appartient ensuite aux responsables politiques de ce monde" de décider qu'en faire, et en particulier comment ce réquisitoire s'articulera avec une éventuelle ouverture de négociations avec la Russie, a expliqué l'avocat au micro de la RTS.
Multiples crimes de guerre
A 95 ans, toujours épris de justice, l'ancien président du Conseil constitutionnel français n'a rien perdu de sa verve de juriste et énumère les chefs d’accusation qui s'appliquent au leader russe.
"A l'aube du moment où il a donné l'ordre à ses troupes d'envahir l'Ukraine, Poutine a dit qu'il s'agissait d'une opération de police internationale destinée à protéger les Russes contre un génocide commis contre eux en Ukraine - des paroles de dictateur à usage de propagande unilatérale", tranche Robert Badinter. "C'était tout simplement une offensive armée contre la nation et le peuple ukrainien. Ce n'est rien d'autre qu'un crime d'agression tel qu'il est prévu dans les statuts de Rome de la Cour pénale internationale (CPI): une attaque délibérée contre un autre Etat".
Ce n'est rien d'autre qu'un crime d'agression tel qu'il est prévu dans les statuts de Rome de la Cour pénale internationale: une attaque délibérée contre un autre Etat
De ce crime d’agression découlent ensuite les autres chefs d’accusation. "Les crimes de guerre sont multiples. Bombardements d'hôpitaux, de la population civile, d'écoles, en bref de lieux qui n'ont rien à voir avec des opérations militaires. Et puis vous avez des crimes contre l'humanité, [notamment] les viols collectifs massifs", poursuit l'avocat.
>> Lire aussi : La Cour pénale internationale émet un mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine
Peu d'espoir de voir Poutine devant la justice
Robert Badinter et ses deux co-auteurs ont voulu dresser un acte d’accusation précis et indiscutable, raison pour laquelle ils n'ont pas retenu le crime de génocide. Pour eux, il n'y a pas volonté d’éliminer spécifiquement une communauté.
"Nous avons quand même là de quoi soutenir l'accusation contre Poutine. Reste à savoir comment, dans quelles conditions! Est-ce qu'on s'emparera de la personne de Poutine? Pour l'instant, il est le président de la Russie. Aussi longtemps qu'il le sera, je ne crois pas qu'on le verra devant une juridiction internationale", analyse-t-il, concédant être réaliste: juger Poutine sera difficile. Une bonne partie des pays de la planète estiment que cette guerre ne les concerne pas. Quant à la Chine, elle pense géostratégie à long terme.
>> Lire à ce sujet : Après l'invasion ukrainienne, rétablir un dialogue apaisé avec la Russie s'annonce "très compliqué"
Négocier pour éviter le pire
Pour éviter que ne s'étende encore cette guerre qui bouleverse Robert Badinter, des voix s'élèvent pour que les Etats se mettent à la table des négociations, quel qu'en soit le coût. Aux yeux du juriste, discuter avec Vladimir Poutine est une option concevable, même s'il imagine mal le président russe s’asseoir à une table et négocier.
>> Lire aussi : Raphaël Glucksmann: "Vladimir Poutine ira aussi loin qu'on lui permettra d'aller"
"Si on ne veut pas que cette guerre se perpétue, avec son cortège de douleurs, de misères, de souffrance, de mort que j'ai connu, jeune adolescent, dans l'Europe en guerre [lire aussi l'encadré], il faut s'asseoir à la table des négociations. C'est difficile pour Poutine, mais c'est la seule issue pour éviter qu'il perde la face", avance l'ancien ministre français de la Justice, qui s'alarme: "Croyez-moi, plutôt que perdre la face, il plongera et son peuple, et l'Ukraine, et peut-être bien au-delà, les peuples européens, dans la misère de la guerre".
Qui aurait pensé, après la chute du Mur de Berlin, que nous verrions un jour le président russe jeter ses troupes sur un pays qui a partagé son histoire, lui est si proche et ne le menaçait en rien? Je ne cesse de le penser: l'histoire est régression en ce moment
Pour Robert Badinter, Vladimir Poutine se sent investi d’une mission: restaurer la grandeur russe. Et son entêtement pourrait coûter très cher. "Il faut bien mesurer que Poutine, comme tout dictateur, n'acceptera jamais de s'être trompé, et montera donc toujours dans l'escalade", redoute-t-il, sans cacher son pessimisme. Il envisage l’utilisation d’armes nucléaire tactiques par la Russie et imagine le pire: un accident, l’explosion de drones ou d’un hélicoptère sur une centrale nucléaire ukrainienne.
>> Lire aussi : "Le monde est à un tournant", déclare Vladimir Poutine lors des célébrations du 9 mai
"Qui aurait pensé, après la chute du Mur de Berlin et l'euphorie démocratique qui avait parcouru le monde, et particulièrement l'Europe, que nous verrions un jour le président de la Russie jeter ses troupes sur un pays qui a partagé son histoire, qui lui est si proche et qui ne le menaçait en rien? Depuis cette attaque contre l'Ukraine, je ne cesse de le penser: l'histoire est régression en ce moment".
Sujet radio: Nicolas Vultier
Adaptation web: Vincent Cherpillod
Aucune raison d'excuser la guerre de Poutine
Robert Badinter rejette vivement la critique du "deux poids, deux mesures" dont ferait l'objet l'actuelle guerre en Ukraine lancée par la Russie aux yeux du monde occidental. Dans d'autres conflits, à l'instar des récentes guerres en Irak et en Afghanistan, d'aucuns pointent du doigt le fait que souvent, les responsables américains ou occidentaux ont toujours été épargnés par la justice internationale.
Au nom de quoi est-ce qu'on justifierait le crime actuel de Poutine par des crimes passés au regard desquels on a été indifférents, ou incapables d'agir?
"Je suis admiratif de ceux qui noient ainsi le poisson", note-t-il ironiquement. "Je sais qu'il y a eu la guerre de 14, je sais qu'il y a eu la guerre en Afghanistan. Mais au nom de quoi est-ce qu'on justifierait le crime actuel de Poutine par des crimes passés au regard desquels on a été indifférents, ou incapables d'agir?".
>> Lire à ce sujet : En Allemagne, la propagande russe trouve un écho particulier
A deux heures d'avion de Genève
L'avocat a 11 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. "Je l'ai connue à son pire, comme adolescent juif dans la France occupée par les nazis. Je sais ce qu'est la guerre. Et je ne souhaite à aucune génération, à aucun peuple, à aucun Etat européen de connaître cette épreuve, avec tout ce que ça comporte", met-il en garde en soulignant la gravissime proximité géographique du conflit en Ukraine.
Aujourd'hui, c'est le feu qu'il y a dans la cour, le feu d'une guerre européenne qui couve. C'est chez nous
"Là, c'est en Europe! C'est à deux heures d'avion de Genève qu'il y a la guerre. C'est dans la cour de l'Europe que ça se passe. Alors, historiquement ou géographiquement, on dira: 'Ah mais, faites attention, vous-mêmes, jadis, etc...'. Non! Aujourd'hui, c'est le feu qu'il y a dans la cour, le feu qui couve d'une guerre européenne. C'est chez nous"
>> Lire aussi : Robert Badinter: "Les acquis de l’Europe sont menacés"